L’homme de 40
Winston Churchill rapporte, dans ses Mémoires, qu’à sa sortie du dramatique conseil franco-britannique du 13 juin 1940 à Tours, où pour la première fois l’éventualité d’un armistice venait d’être évoquée, il croisa le général de Gaulle et lui lança mezza voce : « L’homme du destin ! ». Jugement prophétique que l’Histoire n’allait pas tarder à confirmer.
Mais s’il est bien vrai que le destin du général de Gaulle et, avec lui, de la France allait basculer quelques jours plus tard, nous sommes-nous jamais vraiment demandés comment cela avait été possible et comment on devient « homme du destin » ? C’est au fond à cette question que répond cet excellent livre de Marcel Jullian. Car enfin, n’y a-t-il pas quelque chose de mystérieux, une part de merveilleux, d’impensable, dans cet événement : un jeune général « à titre temporaire » qui n’a de la pratique politique qu’une éphémère expérience – à peine deux semaines – de sous-secrétaire d’État à la Guerre dans un gouvernement en déliquescence, ose braver celui-ci et ses chefs, un maréchal et un généralissime vénérés par le pays, et s’insurger contre l’ordre de mettre bas les armes ? Il a cette audace parce qu’il est le seul des Français, dans cette affreuse débâcle, à croire à la possibilité de forger dans l’empire, chez nos alliés et dans l’ensemble du monde libre, une force mécanique supérieure à celle qui nous a momentanément vaincus.
Le lecteur appréciera la logique avec laquelle Marcel Jullian retrace l’itinéraire qui a conduit le « haut lieutenant-colonel » auteur de Vers l’armée de métier, à rechercher d’abord en Paul Reynaud l’homme politique capable de faire passer aux gouvernements des années 1934-1939 sa théorie de la guerre avec emploi massif des blindés, puis à entrer lui-même en politique le 6 juin 1940, trop tard hélas pour avoir prise sur l’organisation des forces et leur emploi. Entre-temps, il aura vu sa doctrine appliquée avec succès par l’adversaire et il aura pu donner la preuve, à la tête de la 4e Division cuirassée (DC), à Montcornet et devant Abbeville, que, même avec un rassemblement de moyens disparates mais judicieusement employés, il était possible d’infliger des pertes à l’ennemi (plus de 500 prisonniers) et de le refouler d’une quinzaine de kilomètres.
Vient ensuite la douloureuse errance vers Bordeaux d’un gouvernement moribond où ne cessent pas pour autant les calculs politiques mesquins, alors que la débâcle emporte tout sauf la détermination que le futur libérateur de la France va bientôt révéler sur les ondes de la BBC (British Broadcasting Corporation).
Tout cela est, certes, bien connu et ne ferait qu’un livre de plus sur Charles de Gaulle, n’était l’art et la méthode de Marcel Jullian qui consiste à rapprocher les témoignages de divers acteurs de ce drame et à tenir en haleine le lecteur en lui faisant revivre ce terrible mois de juin 1940. Il parvient ensuite non seulement à cerner au mieux la vérité historique mais encore à pénétrer le caractère, la nature du héros, son sang-froid, sa hauteur de vues, fruits d’une réflexion longuement mûrie, si bien qu’il apparaît tout naturel qu’il devienne l’homme du destin qu’avait décelé Churchill. ♦