Le risque de guerre
Le titre de l’ouvrage est aussi celui de sa deuxième partie, la première étant consacrée au système international des années 1980 et la troisième au lancinant problème de la défense de l’Europe, une question qui a toujours été au centre des préoccupations de cet éminent juriste et spécialiste des relations internationales qu’est Charles Zorgbibe.
Il tente de répondre ici à cette question : les démocraties occidentales sont-elles capables de relever le double défi de la crise mondiale et de la menace latente d’embrasement de la planète ? Il imagine pour cela des scénarios possibles pour les rapports Est-Ouest et Nord-Sud. S’attachant d’abord à l’analyse des premiers, il envisage pour eux trois éventualités :
1) la poursuite d’une « détente-compétition » qui permettrait à l’Union soviétique de continuer à bénéficier de la coopération économique et technologique avec l’Occident ;
2) la dégradation des rapports Est-Ouest et le retour à un communisme de guerre qui accentuerait l’actuelle stratégie soviétique de domination sur certaines zones du globe ;
3) hypothèse enfin, celle d’une démocratisation du pouvoir dans l’empire de l’Est et une érosion de l’idéologie qui permettrait l’insertion dans le concert international d’une URSS devenue un régime comme les autres.
À entendre les menaces du Kremlin à l’adresse des syndicats polonais libres, on reste sceptique quant à cette possibilité et l’on peut redouter que la doctrine de la solidarité socialiste et de « l’aide fraternelle » ne vienne un jour s’appliquer à nouveau, comme en 1968 à Prague. Si cette menace ne s’est pas encore concrétisée, c’est sans doute que l’URSS hésite devant la perspective d’un deuxième guêpier afghan, à l’Ouest cette fois, ce qui serait infiniment plus dangereux à tous égards.
Mais le risque de guerre n’est-il pas aussi en germe dans les tensions Nord-Sud et dans l’exploitation qu’en peut faire l’Union soviétique qui désigne l’Occident comme responsable de l’appauvrissement du Tiers-Monde ? L’auteur souligne cependant le dilemme qui se pose à l’URSS partagée entre le désir d’accroître les difficultés du capitalisme en attisant les revendications du Sud et la crainte que ces difficultés n’ébranlent les économies occidentales dont les retombées lui sont pourtant nécessaires. Ou bien elle continuera à se tenir à l’extérieur des rapports Nord-Sud, mais alors elle risque de voir le nouvel ordre économique mondial s’élaborer sans elle et à son détriment, ou bien elle entrera dans ces rapports et elle sera exposée à s’identifier, aux yeux du Tiers-Monde, aux autres États industriels. L’hypothèse la plus catastrophique pour la paix du monde serait celle d’une impossibilité de réorganiser les relations économiques débouchant finalement sur une redistribution des richesses énergétiques et minérales, au Proche-Orient et en Afrique, qui s’opérerait par des voies non pacifiques.
L’auteur en vient ainsi à la concrétisation du risque de guerre et aux scénarios qui pourraient en découler sur le théâtre européen. Il se pose d’abord la question : la dissuasion durera-t-elle ? Il souligne la divergence, à ce propos, des concepts soviétiques et américains. Pour l’URSS, une guerre nucléaire est possible et doit pouvoir être gagnée. Plus même, selon les stratèges soviétiques, ils n’hésiteraient pas à en prendre l’initiative s’il s’avérait que l’adversaire en prépare le déclenchement. Est-ce donc la fin de la dissuasion ? Non répond Charles Zorgbibe. qui remarque que, pour les Russes, ce n’est pas tant une affaire de théorie qu’une situation de fait qu’ils acceptent, même si c’est avec l’arrière-pensée qu’ils pourraient un jour la retourner à leur profit.
Comment cette guerre pourrait-elle débuter ? Serait-ce selon le scénario imaginé par le général Close dans son livre L’Europe sans défense, les Forces soviétiques d’Allemagne attaquant par surprise, sans renforcements et en se limitant à l’emploi d’armes conventionnelles ? Selon le scénario du général Hackett décrit dans La troisième guerre mondiale qui prévoit aussi le démarrage des opérations en mode conventionnel mais qui fait ensuite intervenir le lancement d’une arme nucléaire soviétique sur Birmingham, destruction qui est suivie d’une riposte similaire sur Minsk, provoquant – hypothèse sans doute optimiste – la révolution dans le camp totalitaire ? Ou bien encore le scénario du général Gallois imaginant une frappe nucléaire soviétique qui, grâce à sa précision, détruirait les forces de la Bundeswehr (Armée ouest-allemande) et qui mettrait les États-Unis devant le dilemme du réembarquement et de la négociation ou de la vitrification de l’Amérique ? L’auteur ne privilégie aucune de ces fictions stratégiques, mais il en fait ressortir les difficultés de mise en œuvre, sinon les impossibilités, à moins d’admettre que les Soviétiques aient perdu tout sens commun et tout sang-froid.
La partie constructive de l’ouvrage est constituée par les deux derniers chapitres consacrés à l’exploration des possibilités de mise sur pied d’une défense européenne, sujet que Charles Zorgbibe a déjà maintes fois abordé dans ses articles et ouvrages antérieurs (cf. notamment L’insécurité européenne et La construction politique de l’Europe, publiés aux Presses Universitaires de France en 1974 et 1978). Laissons au lecteur le soin de découvrir les suggestions qu’il formule. Soulignons seulement la priorité qu’il reconnaît à la construction politique sur l’organisation militaire, démarche inverse de celle qui a conduite de la CECA (Communauté européenne du charbon et de l’acier) au Traité de Rome (1957), et l’intérêt qu’il porte à une reviviscence et à un élargissement de l’actuelle UEO (Union de l’Europe occidentale) ainsi qu’à une coopération franco-britannique en matière d’armements nucléaires. Ouvrage sérieux, abondant en éclairages réalistes sur un passé récent et en propositions concrètes pour l’avenir de l’Europe et de sa sécurité. ♦