Le complexe de Procuste
On a signalé aux lecteurs de notre revue (livraison de février 1981) l’œuvre déjà abondante de Vladimir Volkoff, son talent très original, l’intelligence qu’il a des choses militaires. Un mot sur son dernier ouvrage, aimable essai philosophique qu’on pourrait sous-titrer : Éloge de la différence. Le Procuste qui lui sert de prétexte est ce brigand de l’Attique qui, plaçant ses victimes sur un lit-étalon, les raccourcissait ou les étirait à la mesure exacte de celui-ci. Ce tortionnaire égalitaire fait aujourd’hui école, et le complexe de Procuste élargit sans cesse son domaine, « monde gris de l’indifférence ». Mais le livre n’est rien moins que triste, car l’auteur nous fait partager, en de plaisants aperçus, sa passion joyeuse pour le « monde gai de la différence ».
De ses brillantes arabesques, je retiens deux moments. Le premier, où il s’arrête à la société militaire : beaucoup s’étonneront, la croyant uniforme, de ce que l’Armée fournisse tant d’exemples de réjouissants contrastes, de rites et de pratiques incommunicables. Mais nous savons bien que ces différences cultivées dans le langage, le vêtement, les façons d’être, font le charme de notre métier et tiennent à sa nature la plus intime.
Le second moment est celui où l’auteur, après d’autres, relie indifférence/différence à entropie/néguentropie. L’entropie est un concept si riche (si facile ?) que la philosophie l’a dérobé à la thermodynamique et que les physiciens n’acceptent pas facilement ce détournement. Mais l’entropie se moque de ces jalousies : c’est une notion volage, spécialiste du tout-est-dans-tout et du cul-par-dessus-tête, et qui ne se laisse pas enchaîner. Il reste qu’observer ses évolutions est indispensable à qui veut résister à Procuste.
En ces temps de changements, il n’est pas inutile de préciser que Le complexe de Procuste a été écrit avant eux, et que le propos de l’auteur n’est nullement politique. Notons aussi qu’il est à cent lieues du dogmatisme pseudo-scientifique de la « nouvelle droite » et de ses redoutables amalgames. Parlant de la même chose, pourquoi une telle « différence » ? C’est que Volkoff parle de Dieu comme il respire : voilà qui change tout. ♦