Le Goulag vietnamien
Tous les témoignages méritent d’être entendus. Ils ne sont jamais totalement objectifs, mais, même tendancieux, ils recèlent toujours une part de vérité que la confrontation avec les autres témoignages disponibles finira par mettre en lumière.
Celui que nous présente Doan Van Toai sur l’univers carcéral au Vietnam du Sud est passionné et subjectif. Pourrait-il en être autrement lorsque arrêté sans motif officiel, on subit, comme lui, sans inculpation ni jugement, 477 jours de « garde à vue », c’est-à-dire 477 jours de privation de mouvement, de nourriture, d’aération même, dans des cellules surpeuplées ; lorsqu’on fait l’expérience de la crasse, de la misère morale, de la coupure totale avec le monde extérieur et qu’après 477 jours de révolte contenue la libération survient aussi inattendue et dépourvue de motif que l’arrestation ?
Mais la passion qui l’anime prive son analyse de la politique pénitentiaire, conduite au Sud Vietnam depuis sa « libération » en 1975, de l’ouverture et du minimum de sérénité indispensables. Il n’y avait pas, en fait, d’alternative à cette politique.
Aboutissement victorieux d’une interminable guerre civile, la mainmise du Nord Vietnam sur le Sud a été le déclenchement d’une vraie révolution touchant tous les domaines de la vie du pays. Or il n’est pas d’exemple qu’une révolution ait été d’emblée compréhensive, indulgente, démocratique. Le pouvoir révolutionnaire ne peut s’implanter sans la méfiance systématique à l’égard de toutes les couches de la population, sans l’encadrement policier, l’obéissance obtuse, la répression arbitraire et brutale. Il n’a ni structures judiciaires préexistantes, ni codes ni cadres adaptés. La justice de notre monde libéral n’a ni valeur ni sens dans son système et l’individu ne pèse guère aux yeux de la mystique révolutionnaire. Si les dirigeants du Nord Vietnam ont multiplié les prisons et les camps de rééducation, s’ils ont déporté massivement dans leurs nouvelles zones économiques, si des centaines de milliers de sudistes ont ainsi perdu la liberté, c’est que localement leur autorité politique était fragile et leur capacité économique nulle. La survie de leur victoire était en jeu.
Doan Van Toai a été, nous dit-il, un opposant actif et véhément aux régimes de Diem et de Thieu – il en a même connu les rigueurs policières – ainsi qu’à la présence américaine dans son pays. Il s’est laissé prendre aux discours spécieux du FLN (Front de libération national) et à la voix de velours du Vietnam sur les arrières sudistes. Il a rêvé d’un passage en douceur d’un capitalisme corrompu à un socialisme libéral où les bourgeois auraient leur place. Il n’a pas compris la réalité communiste… et il s’est réveillé en prison. L’impardonnable erreur d’un jeune étudiant sans culture politique !
Dans le décor ainsi planté, son expérience devient exemplaire. Ses malheurs nous émeuvent, mais moins que le défilé pitoyable qu’il nous présente de ses compagnons de geôle : ces vieillards moribonds et plus qu’octogénaires ; ces anciens communistes, parfois compagnons de route des fondateurs du parti communiste indochinois, qui ont connu la prison coloniale, celle de Bao-Dai, de Diem et de Thieu et qui s’y retrouvent à nouveau sans espoir de sortie ; ces chefs de famille coupés net des leurs ; ces paysans innocents que la guerre a poussé vers la ville et qui ne comprendront jamais leur crime ; ces intellectuels socialisants qui purgent leur non-orthodoxie ; ces bonzes dont la spiritualité leur permet de mépriser leurs geôliers. Nous émeuvent aussi ces malades qu’on ne soigne pas, ces hommes qu’on dégrade, qu’on affame, qu’on torture. Cette tragique réalité révolutionnaire confirme ce que nous savons par ailleurs depuis l’arrivée en Occident des réfugiés de tous bords, depuis le drame des boat people, et par les plus rares témoignages de journalistes occidentaux et de voyageurs non prévenus. Le témoignage de Toai s’affirme donc crédible malgré sa passion, et il apparaît même comme l’un des plus complets et des mieux articulés sur le sujet qu’il traite. Les deux documents collectifs qu’il a rapportés de là-bas : « Le testament des prisonniers politiques du Vietnam » et la « Déclaration des Vietnamiens déshérités sur les droits de l’homme », qui n’ont pas été démentis, constituent la meilleure conclusion de l’ouvrage.
Sachons gré à Doan Van Toai de la confession qu’il nous livre. Faisons-la connaître, faisons entendre la voix de ceux qui ne peuvent plus parler. Ainsi évitera-t-on, peut-être, que de jeunes et généreux étudiants de notre monde libéral ne commettent la même erreur que lui vis-à-vis des sirènes révolutionnaires. ♦