Histoire de la guerre d’Indochine
L’histoire que vient de publier le général Gras ne couvre de la guerre d’Indochine que la période (1949-1954) impliquant directement la France, pendant laquelle ses militaires de carrière ont désespérément défendu contre les nationalismes indochinois son impérialisme agonisant.
Il n’est plus disputé – et l’auteur souligne cette distinction – que, né de la capitulation japonaise dans un environnement international complexe, le conflit armé s’est rapidement décanté dans un face-à-face presque exclusif entre le commandement français et l’organisation militaire du Vietminh, au cours d’une première phase allant jusqu’à la fin de 1949 ; ni que la victoire de Mao et le déclenchement du conflit coréen ont marqué le départ d’une seconde phase où l’engagement militaire va s’accentuant et où les problèmes s’internationalisent de nouveau, au point qu’une conférence « au sommet » (Genève 1954) peut seule imposer une solution, au moins temporaire.
Ces dix années d’affrontements, grouillantes de « bagarres » de tous niveaux et de toutes natures, de personnages de drame ou de comédie, de petits et de grands chefs, d’héroïsmes individuels et de sacrifices collectifs, de tactiques heureuses puis insuffisantes, de sectes anarchiques et de groupuscules farfelus, d’étincelles militaires et de ratages politiques… Le général Gras nous les rapporte en historien événementiel, avec une maîtrise égale à sa lucidité.
Nous pensons que son livre constitue un document de référence parce qu’il est objectif, précis, complet, que ses commentaires sont pertinents et opportunément développés : parce qu’il a mis de la clarté dans l’exposé de la marche simultanée – mais non parallèle, hélas ! – des efforts politiques et militaires de la France ; enfin, parce que la forme en est d’un bout à l’autre soignée. Certes il lui manque, pour être aisément lisible, même pour un lecteur déjà familier avec le sujet, une bonne carte de l’Indochine et une vingtaine de croquis détaillés de campagnes ou de combats, ainsi qu’un index alphabétique des personnages et des lieux cités. Une prochaine édition corrigera certainement ce défaut.
On n’y trouvera donc pas d’études thématique et exhaustive de stratégie, de tactique, de logistique ou d’armement, non plus que des chapitres consacrés, par exemple, aux processus de pacification et aux terrorismes urbains ou ruraux, au rôle du moral et à la naissance de l’action psychologique, à l’importance du renseignement ou des ponctions vietminh sur l’économie des zones contrôlées, à l’action du lobby de la piastre en France métropolitaine, etc. Mais tant de faits s’y rapportant nous sont présentés, tant de réflexions évocatrices nous y conduisent, qu’il est permis au lecteur de se faire une opinion personnelle sur tel ou tel de ces sujets ou tout au moins de lui donner une meilleure importance relative.
À aucun moment l’auteur ne tente de réécrire l’histoire, et de démontrer qu’en adoptant des décisions ou des politiques différentes, le sort de la guerre en eût été profondément changé. Il ne jette l’anathéine ni sur les hommes ni sur les gouvernements, mais il en montre les faiblesses et les hésitations. Il n’hésite pas à souligner, et là nous le rejoignons, l’influence des hommes et les coups de pouce du destin qui font basculer les situations du jour à la nuit, ou inversement. Tous les actes du drame sont signés, et pour le général Gras le mot responsabilité a un sens. Par des portraits succincts mais nets, il nous fait rencontrer les responsables qui galvanisent, qui manœuvrent, qui osent et ceux qui tergiversent, qui s’affolent, qui se trompent. Parmi les erreurs prolongées des Français, il ne relève peut-être pas avec assez de vigueur celle de la croyance dans la solidité et les capacités des minorités ethniques.
À part quelques réserves mineures, cette Histoire de la guerre française de l’Indochine, sérieuse, consistante, documentée, nous apparaît comme une réussite, d’une lecture attachante et stimulante sur le plan des politiques comme sur celui des hommes. ♦