La règle et le consentement. Gouverner une société
Enrichissante à beaucoup d’égards nous apparaît cette « physiologie » d’une université française d’aujourd’hui, dans le cadre de la loi d’orientation de 1969 – la Loi Edgar Faure – telle que nous la présente dans un important ouvrage au sous-titre révélateur : « Gouverner une société », celui qui fût de 1970 à 1976 le président élu et indiscuté de « Nanterre » : René Rémond.
Son action personnelle a été déterminante dans l’accouchement et les premières années de vie menacée et fragile de cette volumineuse université, née de deux facultés, juxtaposées dans un ancien domaine militaire, au cœur d’une pauvre banlieue. Cela justifie qu’il utilise cette expérience vécue pour illustrer chacune des structures, chacune des activités, chacun des équilibres qu’aborde son analyse ; ou qu’il s’en inspire pour formuler, d’une manière jamais péremptoire, ses conclusions, optimistes en dépit de menaces qu’il sent planer sur l’avenir.
Pour mener à bien son vaste et ambitieux propos, l’auteur dispose d’un remarquable outil : une plume élégante, précise, alerte, qui sait définir les contours les plus fins de sa pensée, sans jamais alourdir celle-ci d’un trait trop appuyé ou d’un vocabulaire ésotérique. On devine d’ailleurs, à travers ce qui est écrit, qu’il a de même, dans l’exercice de ses hautes responsabilités, bénéficié d’un talent singulier et redoutable de dialecticien, propre à transformer un affrontement menaçant en un dialogue constructif, acceptable pour toutes les parties.
Il ne cache rien des épreuves traversées et des leçons apprises : lui, l’historien des sociétés, le politologue averti, il reconnaît avoir sur place pris vraiment conscience de l’importance du « phénomène d’opinion » ; lui, l’homme de délibération, il doit constater, d’une manière générale et même chez ses collègues, une réticence à délibérer : qu’il veuille gouverner par la voie d’un consensus, il se trouve pris à partie, très violemment parfois, sur l’essentiel comme sur le secondaire…
Mais sa conviction est faite : la loi d’orientation est, dans ses principes, une loi heureusement novatrice – l’autonomie, une chance à exploiter ; l’élection du président, une garantie d’efficacité ; le pluralisme, une nécessité de notre temps. Trop de conservateurs, à son gré – et parmi eux il place aussi bien les syndicats d’enseignants que l’administration – freinent et parfois dénaturent la mise en œuvre de cette loi, et il s’en inquiète. Un remarquable chapitre, trop bref à notre avis, clôt ce livre en esquissant, sur les bases offertes par le présent, les exigences, les possibilités, les missions de l’université française de demain.
Ce qui fait un devoir, à ceux que la défense et les armées intéressent, de se pencher avec attention sur ce livre aussi profond que brillant, c’est le rapprochement qu’il impose entre la société universitaire et la société militaire dont ils peuvent avoir la charge.
Que de points communs, en effet, et capitaux, entre ces deux collectivités ! Analogie des structures de base, avec des permanents chargés de transmettre un savoir, et des transitoires contraints à l’assimiler. Même spécificité de non-productivité et de non-profit des missions assumées. Responsabilités semblables de garantir à la nation la disposition, en tous temps, d’un potentiel intellectuel et d’un potentiel de défense à la hauteur de ces besoins. Prépondérance de la qualité et de l’autorité du chef pour ordonner et conduire la vie quotidiennement… Il serait aisé d’allonger cette liste.
Mais, à côté de ces ressemblances, que de différences profondes :
– l’étudiant, volontaire et déjà sélectionné, peut changer de voie en cours de route ; le soldat, recruté d’autorité dans la masse, doit assumer son service jusqu’au bout ;
– l’université ne veille que quelques heures par jour sur ses ressortissants ; l’armée est responsable des siens la nuit comme le jour ;
– la première choisit ses chefs ; chez l’autre ils sont nommés par le pouvoir ;
– l’armée a des exigences de discipline, de santé, d’intendance, de justice plus complexes et plus lourdes que l’université ;
– enfin, et la divergence ici s’aggrave, l’armée n’est-elle pas la seule à enseigner la primauté de la mission sur le risque de la mort en vue de l’heure du combat ?
Autant de motifs, nous semble-t-il, pour que nos chefs militaires s’engagent dans l’étude et la réflexion sur La règle et le consentement. ♦