Le Japon en guerre
Parmi les connaisseurs en France des problèmes d’Extrême-Orient, Robert Guillain occupe, depuis plus de quarante ans, l’une des toutes premières places, les deux termes connaisseur et problèmes étant pris dans leur sens le plus étendu.
Le vrai connaisseur, en effet, n’est pas seulement celui qui étudie et approfondit les documents et la littérature se rapportant à son sujet. C’est aussi quelqu’un qui y est profondément attaché, sur le plan sentimental autant que sur le plan intellectuel, et qui en a, en outre, une expérience directe et vécue. Les problèmes d’Extrême-Orient, quand on veut réellement les dominer, ne se limitent pas à la seule actualité politique, économique et sociale. Ils ont leurs racines dans la géographie et dans l’histoire. La civilisation, la culture, l’éducation et la psychologie des peuples y jouent un rôle déterminant.
Tout cet ensemble de particularités se retrouve en toile de fond du nouvel ouvrage de Robert Guillain, lui donne sa solidité et son relief, et explique le succès qu’il a remporté, dès sa parution, auprès d’un large public.
La guerre menée par le Japon de 1941 à 1945 pour « une plus grande Asie » n’a jamais suscité un intérêt bien vif en France, sauf peut-être en ce qui concerne l’étude des opérations militaires – domaine des spécialistes. Quand notre pays était encore présent dans le Sud-Est asiatique, c’est l’Indochine qui accaparait presque seule toute son attention, et cette actualité effaçait dans une certaine mesure le souvenir un peu vague de ce qui s’était passé dans le Pacifique « de Pearl Harbour à Hiroshima » (c’est le sous-litre du livre). En fait, la plupart des Français n’avaient retenu de ces événements lointains que leur début et leur fin : l’attaque destructrice du 8 décembre 1941 et l’apocalypse atomique du dénouement. Il était donc tout à fait opportun de meubler ce vide et d’évoquer à cette occasion le drame humain d’une intensité inouïe vécu par une nation déconcertante, qui était capable d’envisager avec sang-froid, et presque simultanément, de dominer le monde et d’être entièrement détruite.
C’est essentiellement sous l’aspect du comportement du peuple japonais en guerre et de ses réactions devant les événements, que Robert Guillain a traité son sujet.
Surpris au Japon, où il était correspondant de l’Agence Havas, par le déclenchement des hostilités, assigné à résidence à Tokyo puis, sur la fin, interné avec d’autres étrangers aux environs de la capitale, Robert Guillain a su profiter de sa connaissance de la langue japonaise et de ses nombreuses relations dans tous les milieux, pour observer la vie quotidienne des gens qui l’entouraient et essayer de percer cette impassibilité apparente qui est une des règles primordiales de l’éthique japonaise. Son récit reconstitue l’ambiance de plus en plus pesante dans laquelle vécut la population japonaise, l’euphorie quelque peu nerveuse des premières victoires, le raidissement obstiné qui suivit les premiers revers, l’angoisse silencieuse qui accompagna la reflux. Il décrit ce que furent dans la réalité, bien avant Hiroshima et Nagasaki, les bombardements systématiques des villes japonaises par l’US Air Force et leur destruction quasi totale par les explosions et par l’incendie. Enfin, il évoque l’effort de guerre de la population, l’absurdité de certains sacrifices qui lui furent imposés et, entre autres, la véritable aberration mentale qui fut à l’origine des missions assignées aux kamikazes et librement acceptées par ceux-ci.
Tout attaché qu’il est avant tout aux comportements populaires, Robert Guillain interrompt par moments le cours de ses observations pour nous présenter également les dirigeants du pays, dont il évoque en traits vigoureux la personnalité, tantôt à l’occasion de portraits individuels – c’est le cas pour Konoye, Tojo, Yamamoto, ou pour l’empereur Hirohito – tantôt à l’occasion de portraits en quelque sorte collectifs (on pourrait presque dire corporatifs) de l’État-major de l’Armée de terre ou de la Marine, des dirigeants de la grande industrie, etc.
Enfin, dans les derniers chapitres de son livre, utilisant les renseignements de première main recueillis sur place immédiatement après la capitulation, il nous fait revivre les ultimes séances – véritables tragédies shakespeariennes – du Conseil supérieur de la guerre, se réunissant sous la présidence de l’empereur dans les profondeurs de l’abri souterrain du palais, et au cours desquelles Hirohito devait enfin sortir de sa réserve constitutionnelle pour imposer ce qui pour la plupart des Japonais équivalait au sacrifice suprême – la capitulation sans condition.
Et alors, brusquement, les accents wagnériens, qui rythmaient depuis trois ans et demi la vie du Japon, se taisent. Le « sourire japonais » accueille la paix… et les occupants américains. Un nouveau Japon renaît de ses cendres et se lance à la conquête d’un nouvel avenir.
L’histoire n’abonde pas en bouleversements d’une telle intensité. Nous le rappeler d’une façon aussi saisissante et dans un style si bien adapté à la nature même des péripéties évoquées, est le grand mérite d’un ouvrage qui. s’il n’était pas historique, pourrait être qualifié de romanesque tellement y sont présentes les passions, la vie et la mort. ♦