Rue du prolétaire rouge
Ce nouveau « Retour de l’URSS » a constitué, lors de sa parution à la fin de l’année dernière, un événement littéraire comme le fut, au début des années 1930, son illustre prédécesseur. Mais pour des raisons bien différentes.
À l’époque où Gide effectua son voyage, l’URSS était encore pour l’Occident un mystère. Ce pays, en passe, croyait-on, de devenir le paradis du socialisme, ne s’entrouvrait qu’à de rares visiteurs - ceux considérés, quelque peu a priori (Gide allait en apporter la preuve), comme sympathisants ou faciles à convaincre. Il s’agissait à l’époque de découverte et d’exploration.
En 1974, date du dernier séjour en Russie de Nina et Jean Kéhayan, la terra Incognito est devenue presque familière. Les étrangers – journalistes, ingénieurs, enseignants et coopérants – sont de plus en plus nombreux à s’installer en Russie, souvent pour de longues périodes. Ils apprennent la langue, ils sont, dans leur travail, en contact quotidien avec leurs homologues russes et souvent avec leurs familles. Tous ces gens sont en mesure de témoigner et ne s’en privent guère. À leurs ouvrages viennent s’ajouter ceux, de plus en plus nombreux aussi, des dissidents. Sans parler du bouche-à-oreille colporté par les innombrables touristes occidentaux qui s’abattent en rangs serrés sur les merveilles artistiques de Moscou, de Leningrad ou de Kiev, tout en soumettant à des interrogations soupçonneuses les malheureuses filles de l’Intourist, cependant bien averties de leurs ruses les plus subtiles et parfaitement dressées pour les confondre. Autrement dit, presque tous les aspects de la vie sociale en Russie soviétique sont aujourd’hui connus, inventoriés et abondamment décrits et les observations de Nina et Jean Kéhayan n’ajoutent pas objectivement à cette connaissance.
La surprise et l’intérêt provoqués par la parution de leur livre tient donc à autre chose. Les auteurs sont de jeunes militants du PCF (Parti communiste français), entrés au parti à la sortie du lycée, formés dans les cellules à son idéologie et à sa discipline – des éléments exemplaires et absolument sûrs, semble-t-il, de la « base », « Prêtés » par le PCF au PCUS (Parti communiste de l’Union sovietique) pour travailler à l’agence de presse Novosti, ils vécurent 2 ans à Moscou et, parlant la langue, purent se familiariser de très près avec la vie de leurs camarades de bureau ou de palier. Leur déception devant les « conquêtes du socialisme », telles qu’elles étaient vécues « sur le tas », fut à la mesure de leur enthousiasme et de leur foi au départ. Après avoir hésité pendant plusieurs années, ils se décidèrent à publier le journal au jour le jour de cette révision déchirante, faisant ainsi la joie de tous les « anti-communistes primaires » qui contribuèrent dans une large mesure à leur assurer un succès de librairie sans précédent pour un ouvrage de ce genre.
En fait, ce succès nous paraît parfaitement mérité, indépendamment de toute considération politique. Le livre est bien écrit. Les scènes de la vie quotidienne qui forment la trame du récit sont observées avec finesse et intelligence. Elles sont presque toujours présentées avec un certain humour, mais sans la moindre malice. Les jugements portés par les auteurs procèdent d’une réflexion objective, sans hypocrisie : ils sont empreints de sympathie et de compréhension pour le peuple russe. En un mot, il s’agit d’un ouvrage attachant par la spontanéité de ses jeunes auteurs et la sincérité de leurs déceptions. ♦