L’honneur de servir
Ces mémoires rédigés au crépuscule d’une vie entièrement consacrée au devoir ne sont en rien un livre de circonstance. On imagine donc que l’épreuve les a alimentés et mûris la réflexion. Le sachant, leur lecture laisse un goût amer. Ces pages n’autorisent pas à mettre en doute les sentiments patriotiques de l’ancien secrétaire d’État à la Marine ; elles nous instruisent sur les mobiles qui l’ont déterminé dans ses fonctions et, si l’opportunisme n’a guère de place dans sa carrière, nous percevons à quel point la sagacité politique peut être finalement aveuglée par l’obsession de critères faisant peu de cas des tragiques circonstances que traversait le pays sous l’occupation.
La ligne de conduite adoptée alors par l’amiral Auphan n’avait d’autre souci que le respect des engagements pris, de la parole donnée. Une position qui ne fut pas toujours très confortable, certes, mais qui conduisit l’auteur à ne jamais se départir de la considération qu’il estimait devoir aux responsables politiques de l’époque, fût-ce un Pierre Laval. Aux yeux de l’amiral Auphan l’essentiel était que le Maréchal couvrit tout de son autorité et de cette « spiritualité » qu’admire étrangement en lui l’auteur. On peut cependant souhaiter le redressement moral de son pays sans pour autant négliger ses intérêts immédiats, tout bon élève des Jésuites vous dira cela. Et lorsqu’on a le privilège de « servir » ne se trouve-t-on pas investi de responsabilités qui, dans les circonstances d’alors, peuvent et doivent éventuellement s’exercer dans l’ombre ? L’ancien secrétaire d’État à la Marine transmettra bien des messages secrets à Darlan en Afrique du Nord mais leur portée est aussi dérisoire que la satisfaction qu’il affiche a ce propos : l’essentiel n’a en rien été sauvegardé.
Il faudra que peu à peu les événements érodent ses prises de position pour que l’amiral Auphan en vienne à s’interroger. Encore n’a-t-il pas complètement dépouillé le vieil homme lors de la crise de novembre 1942 puisque le sabordage de la Flotte à Toulon lui semblait écarté : « La garantie écrite de la Marine allemande me paraissait suffisamment puissante et sûre tant que les circonstances ne changeraient pas », avoue-t-il avec une stupéfiante candeur. Du reste, lorsque l’amiral Auphan abandonne la relation des faits pour nous livrer ses propres réflexions, on aperçoit bien quel curieux ressort mental l’anime. S’il déplore l’absence de fermeté du Maréchal et l’opacité de ses discours qui n’aboutissent qu’à tromper la population, s’il ne cache pas son irritation devant les propos de Laval en faveur de l’Allemagne, il se contente d’opposer à l’invasion hitlérienne l’image d’une Europe chrétienne. Certes il n’est pas possible d’exiger de chacun qu’il se substitue aux responsables défaillants lorsque tout l’édifice politique d’un pays s’effondre sous les coups de l’adversaire, mais suffit-il alors de se réfugier dans un univers affectif étranger aux réalités nationales, en se contentant de mener un combat d’arrière-garde sans autre espoir que de rester fidèle a une signature apposée sous la contrainte ? L’honneur de servir… en désespoir de cause, en quelque sorte.
« Quoique précaire, ce qui restait d’armistice (le cessez-le-feu et une administration française) était nécessaire à la protection de la collectivité », explique l’amiral Auphan. Agir au nom de la collectivité évite sans doute de parler au nom de la France, d’entreprendre en son nom. Arrivera cependant un jour où l’auteur ne supportera plus une attitude aussi ambiguë. Fin 1942 il met fin à ses fonctions officielles. Son hostilité « viscérale » (c’est son propre terme) envers le général de Gaulle l’empêchera de gagner les rangs de la Résistance. D’épisodiques contacts avec le général Revers ne le conduiront pas plus loin. L’auteur caresse l’idée de « profiter des ouvertures de la résistance allemande pour essayer d’aboutir à une paix juste ». On rêvera même un moment que les armées allemandes acceptent d’évacuer la France pour se retourner contre la Russie soviétique avec l’accord des Alliés. On échafaudera également un projet de convention avec l’Allemagne qui devrait entrer en application en cas de réussite du complot de certains dirigeants de la Wehrmacht contre Hitler…
Toute l’ambiguïté des prises de position de l’amiral Auphan apparait bien là. Le patriotisme meurtri se convertit en esprit de croisade idéologique. Il est bien moins question de libérer le sol national que de combattre le communisme, dût-on s’allier sans ambages à l’ennemi occupant la patrie. De même qu’il suffisait d’exorciser l’Allemagne du nazisme, de même on extirperait le marxisme de Russie et l’entente régnerait en Europe. L’amiral Auphan ne fut d’ailleurs pas le seul à se bercer de telles illusions…
Ces mémoires sont édifiants à ce titre et de ce fait parfois pénibles à lire. Trop souvent la volonté a fait défaut, même si le cœur n’a pas faibli, et l’esprit s’est égaré dans des spéculations qui n’étaient guère de mise à l’époque. Il n’en reste pas moins que ce livre apporte une utile contribution à l’histoire de cette période. L’amiral Auphan en est conscient puisqu’à plusieurs reprises il attire l’attention des historiens à venir sur telle rectification ou telle précision qu’il juge nécessaire de fournir en tant que témoin ou acteur. En fin de chapitre sont publiés en annexe des documents dont l’intérêt n’est pas négligeable : lettres, rapports officiels, projets de convention sans lendemain etc. Tout cela contribue à conférer à ces mémoires leur importance et sans doute est-ce pour l’amiral Auphan une dernière manière, au demeurant fort respectable, d’être fidèle à sa conception de « l’honneur de servir ». Mais, lecture faite, on ne peut s’empêcher de songer à la réflexion d’Alfred de Vigny dans Servitude et grandeur militaire : « La parole, qui trop souvent n’est qu’un mot pour l’homme de haute politique, devient un fait terrible pour l’homme d’armes ». ♦