Correspondance - À propos de l'Asdic (sonar)
Nous avons reçu la lettre suivante de M. Jules Moch, ministre des Travaux publics et des Transports, qui contient d’intéressantes précisions sur l’Asdic.
Le lieutenant de vaisseau Vauchez a consacré à l’emploi de l’avion contre le sous-marin, un article fort intéressant qui résume excellemment un des aspects de la lutte anti-sous-marine (cf. numéro de février). J’y trouve cependant la formule suivante : « Muni de l’hydrophone et du fameux Asdic anglais, le destroyer d’escorte sondait la mer autour de lui et grenadait dès que l’écho lui signalait la présence d’une coque sous-marine. » « Asdic anglais… » Sans verser dans un chauvinisme scientifique qui ne serait pas de mise, il est permis de rendre à César ce qui lui appartient et à nos savants leur part dans cette invention dont le rôle fut capital pour la défense de la liberté des peuples.
L’Asdic, on le sait, est un appareil émetteur de vibrations ultrasonores qui, se propageant dans l’eau et se réfléchissant sur tout obstacle, reviennent à leur point de départ en un temps qui permet de calculer la distance de cet obstacle, en même temps que l’inclinaison du faisceau émis donne sa direction. L’appareil est fondé sur les propriétés piézoélectriques du quartz qui, parcouru par un courant à haute fréquence, émet des ultrasons, et qui, inversement, recevant des ultrasons, émet un courant à haute fréquence. Si ces propriétés du quartz (et d’autres très voisines du nickel et de divers métaux) étaient connues depuis longtemps, leur application à la détection des obstacles sur et sous l’eau, est en grande partie l’œuvre de deux Français : Langevin et Chilovski, qui mirent au point le premier appareil genre Asdic à la fin de l’autre guerre. L’invention a été généralisée en Angleterre où Langevin et Chilovski participaient aux travaux d’un Comité international de lutte anti-sous-marine. Le nom – bien anglais de consonance – d’Asdic constitue d’ailleurs un hommage aux savants alliés. Il est simplement formé des initiales du Comité en question : Anti Submarine Detection International Commitee.
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Mais si nous pouvons revendiquer une fraction de paternité de l’Asdic et si nos amis britanniques ne contestent pas son caractère international, par contre, nous devons nous accuser, une fois de plus, de n’avoir pas su exploiter une idée française. En service dans la Marine britannique à la fin de l’autre guerre, l’Asdic y a remporté quelques victoires. En service dans notre Marine, il a été peu à peu abandonné par elle. L’État-major général de la Marine n’a pas attaché un intérêt considérable à l’utilisation des ultrasons par réflexion. Il a préféré les utiliser comme moyen de communication discret entre bâtiments sous-marins ou de surface. Dans ce cas, le mode d’emploi était le suivant : deux appareils munis de projecteurs à quartz, accordés sur la même fréquence, étaient fixés sous la coque des deux bâtiments appelés à converser entre eux ; chacun des deux appareils servait alternativement d’émetteur et de récepteur, alors que dans l’emploi par réflexion, un appareil unique est utilisé.
La portée utile de l’Asdic, qui n’était guère que d’un mille et demi à deux milles quand on l’utilisait par réflexion, était multipliée par trois ou quatre pour les communications directes, mais l’objectif devenait alors tout autre : il s’agissait simplement de résoudre le vieux problème de la communication discrète entre bâtiments alliés et non plus de chasser le sous-marin. Ces essais de communication discrète ont donné certains résultats, mais la méthode n’a finalement pas été jugée très pratique et une circulaire de 1939, de l’État-major général de la Marine, dont j’ai encore vu naguère une copie, a prescrit le démontage de tous les appareils Asdic installés sur des croiseurs ou des sous-marins. À partir de ce moment, les quartz piézoélectriques n’ont plus été que de petits cristaux enfouis dans le désordre des réserves du Centre d’études de Toulon. Pendant ce temps, des centaines de savants et de techniciens anglais perfectionnaient de mois en mois la technique de l’Asdic en Angleterre.
L’Amirauté française, fière de la vitesse de ses unités et des qualités de son artillerie principale, persistait, elle, à ignorer le péril sous-marin et le péril aérien. Nos torpilleurs étaient presque aussi pauvres en DCA qu’en matériel de chasse sous-marine. À la déclaration de guerre, la flotte britannique possédait une forte proportion de ses destroyers et de ses chasseurs équipés en Asdic et elle avait acquis des réserves de quartz suffisantes pour en doter tous les navires alliés. Détail paradoxal : le quartz piézoélectrique se trouve principalement à Madagascar, mais le marché en était monopolisé à Hambourg. C’est donc en Allemagne que l’Amirauté britannique s’est approvisionnée en matière première française en vue de la guerre.
Quant à notre Marine, sans doute ses chefs vivaient-ils tranquilles : le Traité de Versailles avait interdit aux Allemands l’usage de sous-marins. En tout cas, je me souviens, faisant une inspection au Centre d’études de Toulon dans les premiers jours de la guerre, qu’on y cherchait fiévreusement les quartz au fond des tiroirs pour essayer de « bricoler » des appareils de détection : c’était nos premiers « U. S. » (appareils à ultrasons) reconstitués avec les quartz des appareils d’intercommunication abandonnés depuis dix ans et dont le rendement, bien entendu, était très inférieur à celui des Asdic anglais. Notre Amirauté, se rendant alors compte de son retard et des conséquences redoutables de celui-ci, a obtenu de l’Amirauté britannique la cession d’appareils Asdic et, en tout premier lieu, la cession de petits chalutiers équipés avec des Asdic. Ce fut la flottille composée entre autres de la Nantaise, la Lorientaise, la Havraise que commandait le lieutenant de vaisseau Birot, qui rallia par la suite la France Libre et disparut héroïquement sur la corvette Mimosa, torpillée dans l’Atlantique Nord. La petite escadrille de chalutiers français fit son instruction à Brest et sur la fosse d’Ouessant et participa vite à la chasse anti-sous-marine au large de la Bretagne. Néanmoins, notre retard en matière d’Asdic était tel que, lorsque partit l’expédition de Norvège en mars 1940, si nous étions en avance sur les bâtiments anglais en matière de démagnétisation (tous nos bâtiments étaient démagnétisés par un procédé nouveau, très supérieur à la ceinture qui protégeait de très rares unités anglaises), par contre, aucun des bâtiments français désignés pour cette expédition ne possédait d’Asdic, dont tous les bâtiments anglais de protection étaient munis. J’ai, personnellement, éprouvé les inconvénients et les avantages de cette disparité.
Attaqué à la torpille par un sous-marin ennemi, le contre-torpilleur français Maillé-Brézé – que la dévaluation des mots ferait appeler aujourd’hui un croiseur léger – n’a pas eu d’autre moyen de rechercher son assaillant que de remonter à toute allure le sillage de la torpille, puis de décrire des cercles de plus en plus grands autour du point suspect, avec le seul espoir d’empêcher le sous-marin de faire surface et de prévenir par radio du passage du convoi vers la Norvège.
Par contre, après une douzaine d’heures de cette veille infructueuse qu’un Asdic eût transformée en une chasse rapide et efficace, le Maillé-Brézé a pu rattraper l’escadre parce que, démagnétisé, il a piqué droit sur un haut-fond présumé infesté de mines magnétiques, autour duquel les bâtiments anglais devaient faire un vaste circuit pour ne pas le franchir. Tels sont, à ma connaissance, les débuts de l’Asdic « international » et non pas « anglais ».
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Il est juste d’ajouter que l’effort collectif et actif de tous les chercheurs anglais a étonnamment fait progresser la science de la détection sous-marine durant la dernière guerre, et notamment à partir du moment où la France n’était plus représentée dans la lutte que par la poignée de marins et d’ingénieurs des Forces navales françaises libres (FNFL). Ceux-ci ont essayé de sauver l’honneur national non pas seulement en se battant, mais aussi en fournissant à leurs alliés diverses suggestions relatives tant au perfectionnement des Asdic qu’à l’amélioration des armes sous-marines. Certaines de ces idées, que la pauvreté de nos moyens matériels nous a empêchés de réaliser nous-mêmes pour les FNFL, ont été retenues par l’Amirauté britannique. Ce fut le cas, notamment, lorsque la résistance des coques de sous-marins a permis aux engins ennemis de s’enfoncer à des profondeurs réputées jusque-là inaccessibles, de l’ordre de 300 mètres. À ce moment, les méthodes anciennes, basées sur l’hypothèse d’une immersion relativement faible, se sont trouvées en défaut. Il a fallu mesurer les sites sous-marins et disposer de projectiles à enfoncement accéléré, efficaces à la profondeur voulue. Il est trop tôt pour parler de ces perfectionnements dans la lutte anti-sous-marine. Je me borne à indiquer que les Français y ont apporté une collaboration certes modeste, puisqu’ils n’étaient qu’une poignée sans laboratoires ni ateliers, mais dont les Anglais leur ont témoigné leur reconnaissance. ♦