Who speaks for Europe? The vision of Charles de Gaulle
Élève de Stanley Hoffmann et de Henry Kissinger à Harvard, d’Alfred Grosser à Paris, Lois Pattison de Ménil, au confluent de plusieurs cultures nationales ou écoles des relations internationales, était mieux placée que quiconque pour traiter avec objectivité et ouverture de la conception gaullienne de l’Europe.
Le premier mérite de son livre, de fait, est d’entrer, « Mémoires » à l’appui, dans les motivations, les ententes et mésententes des hommes qui ont pesé sur le destin de l’Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ses pages sur la scène de la querelle reprise par Dulles et de Gaulle (à propos de l’Otan) sur un dialogue de de Gaulle et Hopkins vieux de 13 ans (Yalta), ses développements sur l’amicale compréhension qui unit Adenauer à de Gaulle et l’incompréhension du Chancelier Erhard, par exemple, sont à la fois vivantes, justes et éclairantes. D’autant que l’auteur, tout en sachant reconnaître le rôle des hommes dans l’histoire (de Gaulle, Adenauer et Erhard, Eisenhower et Kennedy, Macmillan et Wilson ne sont certes pas interchangeables…), démontre avec bonheur qu’ils sont d’abord porteurs d’intérêts nationaux. Ainsi Lois Pattison de Ménil replace-t-elle l’entente Adenauer–de Gaulle et le traité d’amitié franco-allemand de 1963 dans un contexte de refroidissement des relations américano-allemandes (nouvelle stratégie nucléaire des États-Unis), la solidarité Kennedy-Macmillan dans l’optique américaine qu’exprime bien Schlesinger lorsqu’il déclare que « Londres pouvait compenser les excentricités politiques de Paris et de Bonn », etc.
Les positions du général de Gaulle, si souvent réduites par les diplomates mais aussi les universitaires américains ou européens à un nationalisme chauvin et démodé, sont exposées avec des nuances par un observateur respectueux des faits, sympathique mais critique de l’homme. Lois Pattison de Ménil critique ainsi avec pertinence les arguments de Raymond Aron visant à démontrer que de Gaulle envoie son fameux mémorandum du 17 septembre 1958, sur la nécessaire réorganisation de l’Alliance Atlantique, avec la certitude d’une fin de non-recevoir qui lui laissera toute liberté de désengager l’armée française de l’Otan ; elle rappelle la double « erreur » (?) de Dulles, fatale – en effet – à la contre-proposition de Commission tripartite de l’Alliance avancée par Eisenhower : la nomination de Murphy comme représentant américain et la confidence faite aux Allemands et Italiens que la concession était de pure forme et que la Commission n’aurait aucun pouvoir… À propos du veto du 14 janvier 1963 à l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun, Lois Pattison de Ménil rappelle, de même, que le général de Gaulle, avant de le lancer, avait – selon Adenauer – été jusqu’à offrir à Macmillan une coopération européenne en matière de fusées nucléaires ; mais le Premier ministre britannique avait, à Nassau, préféré l’alliance américaine à l’ouverture européenne. Car ce que le général de Gaulle récuse, c’est moins l’Europe sans frontières d’une zone de libre-échange que l’Europe sans indépendance militaire et politique. La conférence de presse du 31 janvier 1964, dans laquelle le général de Gaulle rejette une Europe « sous la coupe de l’Amérique » et qui confierait « son destin à un aréopage principalement composé d’étrangers » répond au communiqué Erhard-Aldo Moro sur une Europe future « intégrée, alignée dans l’Alliance Atlantique, ouverte à la Grande-Bretagne ». L’affaire Soames, après le Plan Fouchet, ou le projet Fralit (France, Allemagne, Italie), témoigne des efforts gaullistes pour la construction d’une « Europe européenne », à égalité avec les autres grandes nations européennes – Allemagne, Grande-Bretagne, Italie – pourvu qu’elles veuillent bien avoir une politique indépendante de celle des États-Unis. La « vision » est nette, même si les péripéties l’obscurcissent, par la faute, à l’occasion, du général de Gaulle lui-même (alliance franco-allemande aussitôt contredite par les décisions unilatérales de la France – le veto à l’entrée britannique – et de l’Allemagne – l’acceptation d’Adenauer de discuter d’une force multilatérale avec les États-Unis…). Les conférences de presse du général de Gaulle, note Lois Pattison de Ménil, n’étaient pas faites pour convaincre mais pour affirmer…
Deux critiques, cependant. On s’étonne de l’étonnement de l’auteur sur l’acharnement avec lequel Kennedy et le Département d’État ont défait ce que le traité d’amitié franco-allemand avait fait pour l’entente entre Paris et Bonn, pour une relance politique européenne. Par ailleurs, tout ce que l’on sait du général de Gaulle, de sa pensée et de son action avant 1958, contredit l’idée de Lois Pattison de Ménil selon laquelle sa politique européenne, américaine et russe – en 1958-1962 – aurait eu pour seule fonction de distraire les Français des drames et des frustrations de la décolonisation.
Il reste un livre documenté, précis, sans passion, qui démonte finalement avec une impitoyable rigueur les oppositions d’intérêts nationaux et internationaux, les incompréhensions culturelles, humaines aussi, qui bloquent l’unification politique de l’Europe. Sans héros ni traîtres. Sans révélations non plus. Par le seul examen des points de vue et des justifications avancées des deux côtés de l’Atlantique. ♦