Dans l’intimité franco-allemande. Une mission diplomatique
Rares sont de nos jours les ambassadeurs qui ont eu, comme M. François Seydoux, l’insigne honneur de représenter la France à deux reprises dans le même poste. En le nommant une seconde fois à Bonn en 1965, à un moment critique des relations franco-allemandes, le général de Gaulle témoignait ainsi de l’estime en laquelle il le tenait et de la confiance qu’il plaçait en lui pour sauvegarder les liens privilégiés noués avec nos voisins à la suite de la réconciliation franco-allemande à laquelle François Seydoux avait œuvré lors de sa première mission de 1958 à 1962.
Pour préserver du divorce le couple ainsi formé, il faudra tout l’art du diplomate né qu’était François Seydoux. Autant la première mission s’était accomplie sous un ciel évoluant vers le beau fixe, autant la seconde va connaître la grisaille, parfois même la tempête. Entre les deux d’ailleurs, l’auteur n’aura guère perdu de vue les rapports franco-allemands puisqu’il aura eu la charge de représenter la France au Conseil de l’Atlantique, ce microcosme où les tensions affectant le monde occidental sont perçues avec une acuité particulière, s’agissant de la défense et des affaires nucléaires. Or, c’est peu de dire que sur ce chapitre les idées et la conception des relations internationales que nourrissait le général de Gaulle ne correspondaient pas à l’attente de nos alliés américains et anglais, non plus que d’une partie non négligeable des politiciens ouest-allemands qui, tels Gérard Schröder, s’opposaient plus ou moins ouvertement au Chancelier Adenauer. Chacun a encore en mémoire les orages qui secouèrent durement l’entente franco-allemande : la dénaturation du traité d’amitié et de coopération de janvier 1963 au moment de sa ratification par un préambule qui en altérait la portée et la vigueur, la démission d’Adenauer devant une opposition grandissante, l’avènement de Ludwig Ehrard, le triomphe de Schröder et avec lui du courant européen qui nous pressait d’admettre la Grande-Bretagne dans le Marché commun, l’amertume allemande devant l’opposition franco-américaine à son accession à la capacité nucléaire – une opposition dont Bonn tint plus rigueur à Paris qu’à Washington. Si une éclaircie se fit jour avec la nomination à la Chancellerie de Kurt Georg Kieshiger, un homme dont François Seydoux appréciera la droiture, la modération et sa résistance courageuse aux pressions des atlantistes qui eussent vu sans déplaisir s’agrandir la faille qui menaçait de briser l’entente franco-allemande, « rien ne sera plus comme avant » et les désordres de mai 1968, s’ils inquiétèrent sérieusement nos voisins, ne rehaussèrent pas l’image qu’ils se faisaient de nous. En dépit du sursaut national qui anime notre pays aussitôt après ce dramatique épisode, l’Allemagne ne voit plus dans la France l’alliée privilégiée : elle nous empêche d’implanter en Allemagne orientale le procédé de télévision en couleur SECAM, elle refuse sa participation au projet d’avion à flèche variable Mirage G, elle conclut avec l’Angleterre et les Pays Bas un accord pour l’enrichissement de l’uranium par centrifugation, etc.
Konrad Adenauer disparu depuis 1967, Charles de Gaulle retiré des affaires en 1969, c’est presque à un retournement des alliances qu’on assiste avec Georges Pompidou, plus incliné vers l’Anglais Edward Heath que vers l’Allemand Willy Brandt, soucieux de mener à bien la nouvelle politique à l’Est. La dernière mission de l’auteur en Allemagne sera de représenter la France dans la négociation des Quatre sur le statut de Berlin.
L’intérêt de l’ouvrage de François Seydoux est de nous faire revivre ces événements comme il les a vécus lui-même, en approchant de très près des acteurs exceptionnels de la scène internationale tels que le général de Gaulle qui le convoquait régulièrement pour s’entretenir avec lui des problèmes pendants avant chaque rencontre franco-allemande.
Écrite dans un style irréprochable, cette relation d’une ambassade nous fait partager la vie passionnante d’un diplomate investi d’une mission de tout premier plan et conscient des lourdes responsabilités dont il a la charge. Une phrase de François Seydoux en résume les difficultés : « Vouloir tout à la fois faire cause commune (avec l’Allemagne, sous-entendu) et tenir tête à l’Amérique, c’était la quadrature du cercle ». Et pourtant, lorsque des hommes comme de Gaulle et Adenauer prennent la barre, l’histoire tout à coup semble infléchir son cours. S’agissant des rapports franco-allemands, ce sont ces deux hommes d’État qui les ont à jamais détournés de leur pente fatale. C’est en tout cas la conviction qu’on retire de la lecture de ces mémoires. ♦