Le Social et le Vivant
Joseph Fontanet connaît bien l’œuvre de Paul Valéry. Il le cite fréquemment, et lui a même emprunté quelques-unes de ses idées, sans prétendre d’ailleurs l’égaler dans sa forme, car il sait trop bien que celle-ci est hors d’atteinte, quel que soit le talent de l’émule, et M. Fontanet n’en manque pas. Mais, une petite phrase qui donne à réfléchir dans « Regards sur le monde actuel » lui a peut-être échappé, ou bien n’a-t-il voulu y voir qu’une boutade ? Parlant de la domination du monde antique par les Romains, « leur nombre, disait Valéry, et leurs moyens n’étaient rien auprès des nôtres, mais ils trouvaient dans les entrailles de leurs poulets plus d’idées justes et conséquentes que toutes nos sciences politiques n’en contiennent ».
Le propos de Joseph Fontanet est à l’opposé, nous semble-t-il, de cette opinion. Pour l’ancien ministre, l’art de gouverner peut parfaitement se passer de poulets (ou plutôt — honni soit qui mal y pense ! — de leurs entrailles). Il suffit, nous dit-il, pour maîtriser les situations politiques et sociales actuelles « réputées inextricables », de faire appel à la théorie moderne des systèmes, qui est issue des recherches de Norbert Wiener sur la cybernétique, et qui recommande d’appréhender les problèmes de la vie en société, comme les phénomènes scientifiques, globalement, dans leur ensemble, et non pas en les décomposant pour remonter des parties vers le tout, à la recherche d’une hiérarchie interne illusoire et irréelle. Ce sont les interactions des parties entre elles et leur rétroaction sur le tout (feed-back) « à égalité » avec ce tout, qu’il faut apprendre à connaître si on veut dominer les systèmes politiques et sociaux qui sont l’expression d’une coexistence et non d’une juxtaposition.
On imagine facilement qu’il faut beaucoup de pages pour expliquer, développer et nuancer cette théorie complexe que nous venons d’énoncer en quelques lignes simplificatrices à l’excès. Joseph Fontanet s’y emploie avec détermination, acceptant d’avance que son livre soit accueilli comme un « essai doctrinal » mais profondément persuadé que seule une démarche nouvelle, en l’espèce l’approche « systémique », est en mesure de débarrasser notre société des blocages irréparables qui la menacent et même d’assurer sa survie, comme le souligne Alain Peyrefitte dans la préface qu’il a donnée à l’ouvrage de son ancien collègue.
Celui-ci appuie sa conviction, entre autres, sur une somme considérable de lectures éclectiques, attestées par de longues et intéressantes citations de presque tous les auteurs, français et étranger, nouveaux philosophes et tout venant, qui se sont acquis quelque renom, au cours des dernières années, dans le domaine de l’expertise politique. Cette conviction finit, à vrai dire, par être communicative, sous la réserve, cependant, de faire l’effort nécessaire pour suivre l’auteur dans toute la complexité des démarches intellectuelles que comporte sa démonstration. Elle l’est d’autant plus, par ailleurs, qu’elle tire ses certitudes de l’expérience personnelle de l’auteur, acquise par un long passage au gouvernement, à des postes particulièrement difficiles, comme l’Éducation nationale et le Travail au moment des premières tentatives de mise en place de la politique contractuelle. Bien que Joseph Fontanet n’ait pas voulu succomber à la tentation de parler de lui-même en tant qu’homme politique, sa compétence en matière de gouvernement constitue un des éléments d’intérêt de son entreprise.
Un ouvrage, certes ! difficile, mais qui stimule la réflexion sur les problèmes, tellement à la mode, de notre temps. ♦