Les Manifestes de Yen Fou
Yen Fou (1853-1921) est connu essentiellement comme l’un des grands traducteurs chinois du tournant du XIXe au XXe siècle, bien qu’il n’ait guère traduit que 8 ouvrages. Né dans la province du Fou-kien, il commence des études classiques puis entre à l’École de Navigation de Fou-tcheou où l’enseignement est donné en anglais. Il est envoyé en Angleterre où il séjourne deux ans et se lie avec Kouo Song-t’ao, le premier ambassadeur de Chine en Grande-Bretagne. Là il découvre les théories de Darwin et de Spencer qui ont une influence considérable sur sa pensée. Rentré en Chine, il occupe divers postes, mais surtout il se met à traduire, entre 1895 et 1908, plusieurs ouvrages de ceux qui l’ont marqué : J.S. Mill, A. Smith, H. Spencer, T.H. Huxley, E. Jenks, W.S. Jevons et Montesquieu. Ces traductions rédigées en langue classique, accompagnées de commentaires, ont une grande influence sur les milieux réformateurs, puis révolutionnaires. C’est cette œuvre de Yen Fou qui avait déjà été présentée par Benjamin Schwartz dans son In Search of Wealth and Power: Yen Fu and the West.
Le P. Houang présente et traduit ici quatre manifestes, premières œuvres de Yen Fou. Ces quatre textes paraissent successivement en 1895, peu après la fin de la guerre sino-japonaise qui s’est soldée par l’échec cuisant de la Chine. Ils sont publiés dans un journal de Tientsin, La Droiture, fondé par un Allemand.
À cette époque, les mandarins éclairés préconisent d’emprunter à l’Occident sa science et sa technique, tout en conservant les institutions traditionnelles de la Chine. Pour Yen Fou, cela est insuffisant, il faut adopter aussi les manières de vivre et de penser de l’Occident. Sa théorie s’enracine dans l’évolutionnisme de Darwin et la sociologie de Spencer : la sélection naturelle et la lutte pour la vie constituent des lois non seulement applicables aux espèces animales, mais aussi aux individus, aux sociétés, aux nations. Il importe donc de cesser de considérer le passé comme le lieu d’un monde idéal et de préparer la réalisation d’un tel monde au terme d’une évolution progressive, pédagogique, jalonnée de luttes constructives. Cette détermination résolue en faveur de l’Occident et surtout les échecs de Yen Fou aux concours mandarinaux contribuent pourtant à freiner la diffusion de sa pensée exposée dans les quatre manifestes.
Dans le premier manifeste, De la rapidité des mutations du monde, Yen Fou explique la différence des conceptions du monde chinoise et occidentale. La vision chinoise de l’harmonie sociale et politique est maintenant dépassée. L’agressivité de l’Occident oblige la Chine à s’adapter d’urgence aux valeurs occidentales. Le second manifeste, Aux origines de la puissance, indique les moyens par lesquels la Chine peut réaliser cet objectif. Dans un troisième texte, Propos décisifs sur le salut national, Yen Fou s’en prend avec virulence aux concours mandarinaux, à l’érudition confucianiste devenue inutile et défend la science occidentale comme seul salut possible pour la Chine. Enfin, dans son quatrième manifeste, Réfutation de Han Yu, célèbre écrivain de la dynastie T’ang, Yen Fou fait une critique acerbe de la monarchie et exalte la démocratie.
Dans cette belle traduction, l’auteur a su se tirer des difficultés de la langue de Yen Fou et en éclairer les obscurités. On regrettera seulement que la préface de J.M. Paupert ne soit pas à la hauteur de cet excellent ouvrage. ♦