Le Coup de Prague. 1948
25 février 1948 : pour la deuxième fois dans sa vie un homme d’État, le président Benes, va devoir céder à un coup de force et signer une capitulation. En 1948 il a dû s’incliner devant le diktat de Munich, signal du démembrement de son pays. Dix ans plus tard, malade, aux bords de la tombe même puisqu’il mourra le 3 septembre 1948, épuisé par les assauts réitérés de son président du Conseil le communiste Klement Gottwald qui agite devant lui le spectre de la guerre civile et qui a mobilisé la rue avec la complicité de la police, il va signer la liste du nouveau gouvernement que celui-ci lui présente et dans laquelle les communistes se taillent la part du lion. Quinze jours plus tard encore, Jan Masaryk, le fils du fondateur de la Tchécoslovaquie, demeuré à son poste de ministre des Affaires étrangères, mais doublé par le communiste Clementis, se suicidera. Ainsi finit dans la tragédie la démocratie tchécoslovaque. Le 30 mai 1948 les électeurs seront appelés à consacrer ce coup de force en participant à des élections basées sur des listes uniques. Une répression impitoyable s’abattra très vite sur les opposants au nouveau régime et le rideau de fer se refermera sur la Tchécoslovaquie. On sait par ailleurs quel sort tragique sera réservé aux éléments communistes qui, tels Slansky et Clementis, auront déplu au maître du Kremlin et comment les velléités de retour à un socialisme à visage humain seront brisées en 1968 par l’intervention des chars russes et satellites.
C’est ce drame de la fin de la démocratie tchécoslovaque que relate le livre remarquablement bien documenté et objectif de François Fejtö, historien dont on avait déjà apprécié l’Histoire des démocraties populaires (Éditions du Seuil, 2 tomes, 1969), le meilleur ouvrage existant sur le sujet.
Pour ce nouveau livre, François Fejtö a bénéficié notamment de témoignages qu’il a recueillis auprès de certains acteurs de ce drame et de l’apport d’un manuscrit dont l’auteur, un communiste tchèque réfugié à l’Ouest, écrivant sous le pseudonyme de Jan Svec, a utilisé des documents inédits puisés dans les archives du parti. François Fejtö fait bien ressortir le poids des facteurs internationaux dans ce drame et notamment le lien qui existe entre le diktat de 1938 et le coup de 1948. La trahison des Occidentaux à Munich, la marche victorieuse des Soviétiques vers l’Ouest en 1945, la pusillanimité à la même époque des Américains qui renoncent à marcher vers Prague, tous ces événements ont convaincu Benes que la sécurité de son pays, face à l’éventualité d’une résurgence de la menace allemande, repose sur son appartenance au monde slave et sur sa coopération avec le grand frère soviétique. Les accords passés alors par Benes avec Staline d’une part et avec les communistes tchécoslovaques d’autre part, permettent certes la restauration du pays sur des bases démocratiques, mais la part faite au parti communiste et qui sera sanctionnée par les élections de 1946 est prépondérante en Bohême et Moravie du moins. Ils détiennent la majorité des portefeuilles et notamment ceux de l’Intérieur et de l’Information. Tout le système repose sur l’union des partis au sein du « Front national » ; le jour où les communistes le voudront, ou plutôt dès que Moscou leur aura donné le feu vert, ils briseront cette entente et provoqueront la crise fatale. En 1945 la Tchécoslovaquie a pu être restaurée sur ces bases dangereuses mais qui cependant respectaient les principes démocratiques. Benes pouvait se satisfaire de la fiction d’une Tchécoslovaquie jouissant parmi les démocraties populaires d’un régime particulier et apparaissant comme un pont entre Est et l’Ouest. En réalité, s’il en était ainsi c’est parce que cette situation correspondrait à la volonté et à l’intérêt de l’Union soviétique. « En 1948, écrit François Fejtö, elle (la Tchécoslovaquie) passe à un régime de dictature d’un parti et au statut de satellite pour les mêmes raisons. Par personnes et institutions interposées, c’est l’URSS qui est le principal acteur de février (1948). Et pourtant, il convient de souligner que ce tournant, certes probable, prévisible et prévu, n’a rien de fatal. Si l’URSS, par l’intermédiaire du PC tchécoslovaque, a pu gagner, c’est premièrement en raison de la division, de la médiocrité, de l’indécision, du manque d’imagination et de courage des défenseurs de l’ordre démocratique en Tchécoslovaquie ; et en second lieu, grâce à la puissance du PC tchécoslovaque, à l’habileté tactique de ses dirigeants, à la discipline et à la combativité de ses militants ».
Voilà une leçon à méditer. Que nos concitoyens prennent garde que leur imprudence ne fasse sortir des urnes du printemps 1978 une sorte de Front national ! On sait désormais en effet comment à partir de là et par des moyens en apparence légaux, le parti le mieux organisé et le plus combatif passe à l’étape suivante, celle dont on ne revient pas. ♦