La mousson de la liberté
Les conditions dans lesquelles s’est déroulée ce que certains nomment la libération, et d’autres la chute, de Saïgon, ainsi que les mérites du régime qui s’est installé depuis lors au Sud-Vietnam, n’ont pas fini de susciter les commentaires les plus contradictoires.
Parmi les nombreux documents parus en librairie ces derniers mois et relatifs à cet événement, le témoignage de Brigitte Friang mérite d’être signalé. Jeune déportée, puis attachée de presse d’André Malraux, et enfin journaliste, l’auteur de La mousson de la liberté a suivi depuis 1951 la guerre d’Indochine, sans cacher sa sympathie envers les combattants vietnamiens. Ses mémoires, parus en 1970 et intitulés « Regarde-toi qui meurs » sont en grande partie consacrés à la description de ce qu’elle avait pu observer sur place comme correspondant de guerre. La mousson de la liberté (le titre fait référence à une violente pluie de mousson tombée sur Saïgon l’avant-veille de l’arrivée des vainqueurs) est, d’une certaine façon, la suite de ce récit.
La première partie du texte est en effet un historique de cette guerre : assez succinct pour les trente années qui, très précisément, séparent les massacres de colons français par les Japonais, le 9 mars 1945, du début de l’offensive finale nord-vietnamienne vers Saïgon le 9 mars 1975, il est beaucoup plus détaillé pour les dernières semaines et surtout les derniers jours d’existence du Vietnam du Sud.
C’est d’ailleurs surtout cette vision d’un effondrement qui devrait retenir l’attention du lecteur. Il s’agit bel et bien d’un document vécu, d’un témoignage personnel nourri de réactions à vif devant l’événement, avec tout ce que cela peut comporter de sincérité, d’indignation (les pages consacrées à la diplomatie française et à l’efficacité de ses représentants locaux ne seront pas appréciées de tout le monde) et, le cas échéant, de partialité. Quelles que soient les réserves qui seront formulées sur ce document, ce qui est rappelé sur la totale inexécution des Accords de Paris par les Vietnamiens de tous bords, ou sur la quasi-inexistence militaire et politique du FNL sud-vietnamien ou du GRP, sera une pénible mais utile mise au point pour les observateurs démocrates occidentaux qui, comme Brigitte Friang elle-même, avaient mis leur espoir en la « troisième force ». Quant aux quelques rares curieux qui ont assisté à l’arrivée des premiers bo-doïs (les guerriers nord-vietnamiens) à Saïgon, leur attitude évoquait plus, toujours selon l’auteur, la morne apathie d’une population indifférente ou résignée, que le joyeux enthousiasme d’un peuple enfin libéré.
Brigitte Friang a jugé utile de compléter son récit par de longs extraits « remis en forme » (selon sa propre expression) d’un journal tenu par M. Huynh Tran Duc. vietnamien travaillant aux États-Unis à l’époque de Thieu – auquel il était hostile – revenu à Saïgon en mai 1975 avec l’espoir de voir enfin un Vietnam démocratique, mais vite désappointé et reparti un an après en Australie après avoir dû obtenir, non sans difficultés ni « frais » divers, un visa de sortie.
Ce texte, émanant d’un adversaire déclaré du nouveau régime, ne devra pas, bien sûr, être lu sans esprit critique, ni tout ce qui y est dit être accepté sans réserve. Le travail d’adaptation effectué par Brigitte Friang a d’ailleurs l’inconvénient de ne pas montrer l’évolution des sentiments de Huynh Tran Duc, qui apparaît ainsi plus comme un opposant permanent au système communiste que comme un sympathisant déçu. De nombreuses indications ont cependant les plus grandes chances de correspondre à la réalité présente : la désorganisation administrative qui, jointe au dirigisme, conduit à des situations allant du ridicule à l’odieux. Que l’on pense par exemple à ces chefs d’entreprises françaises mis dans l’impossibilité de payer leur personnel, d’ailleurs licencié, mais auxquels on interdit de quitter le Vietnam… tant que les salaires n’auront pas été versés. Ou encore au riz fourni par les États-Unis au titre des Accords de Paris, exporté par les autorités de Hanoï alors qu’il manque au sud. Certes, l’impression générale est loin d’être aussi tragique que celle donnée par des témoignages sur le Cambodge. Un Européen relèvera même avec intérêt l’absence, parmi les formes de répression, de toutes représailles collectives ou exécutions d’otages, actes auxquels d’autres parties du monde (dont la nôtre) sont malheureusement habituées. Cependant, l’existence de camps ainsi que la pratique d’exécutions publiques semblent choses certaines.
Un an et demi après le triomphe des forces communistes, l’Indochine essaye de panser ses plaies et de se reconstruire une société nouvelle. Pour cela elle tourne délibérément le dos au modèle libéral, et cherche sa voie entre la bureaucratie soviétique et la révolution culturelle chinoise. Peu soucieux de l’opinion publique mondiale – et il n’est pas question de le leur reprocher – les Vietnamiens ne ressentent guère le besoin d’informer le monde extérieur de ce qui se passe chez eux. Si orienté soit-il, l’ouvrage de Brigitte Friang vient donc à son heure et, dans l’état actuel de notre information sur cette région du monde, ne saurait être négligé. ♦