Mémoires
La parution des mémoires de Jean Monnet sera considérée comme un événement capital par les historiens. Il ne sera guère possible désormais de parler de l’Europe au XXe siècle, sans y faire référence.
Que cette Europe se fasse un jour telle que la concevait Jean Monnet, ou qu’elle se fasse autrement, ou qu’elle ne se fasse jamais, nul ne peut contester le rôle joué par l’idée européenne dans les démarches politiques de tous les gouvernements occidentaux de l’après-guerre. Si ce rôle paraît aujourd’hui plus effacé, l’espoir d’unir l’Europe reste néanmoins sous-jacent à toutes les grandes décisions, ou indécisions, politiques et économiques internationales. Il en constitue comme la toile de fond ; la trame de cette toile est l’œuvre de Jean Monnet.
Mais l’Europe n’a pas été son seul souci au cours d’une très longue et très étonnante carrière. Il est également le père de la planification dite « à la française » qui. au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, fut à la base du 1er Plan, entièrement conçu et mis en marche par Jean Monnet et un petit groupe de collaborateurs choisis. En remontant dans le temps, on trouve Jean Monnet à Londres en 1940 où il est « l’inventeur » principal, sinon unique, du célèbre projet de fusion en une union franco-britannique des nations de France et de Grande-Bretagne. Après l’échec de ce projet, en désaccord avec de Gaulle sur les modalités choisies par celui-ci pour maintenir la France dans la lutte. Monnet part pour les États-Unis, chargé à titre personnel par Churchill de suivre la question des fournitures d’armes et surtout d’avions nécessaires aux combattants. Il y devient un ami et un conseiller très écouté de Roosevelt, avant de rejoindre en 1943 l’Afrique du Nord où son action patiente et nuancée pour éviter les conséquences désastreuses qu’aurait pu avoir une lutte ouverte pour le pouvoir entre Giraud et de Gaulle, se révéla décisive.
Mais, c’est encore bien avant ces événements dramatiques que Jean Monnet, tout jeune, avait commencé sur la scène politique et économique internationale. Pendant la guerre 1914-1918, il remplit à Londres, en dehors de toute hiérarchie, une mission que lui avait directement confiée le président du conseil Viviani, pour la coordination de transports maritimes alliés. Au lendemain de l’Armistice de 1918, il est affecté au Secrétariat permanent de la naissante Société des Nations. Plus tard, après un bref retour dans l’affaire familiale de Cognac, il évolue pendant près de quinze ans dans la très haute finance internationale, entre les États-Unis, la Chine, la Pologne… où ses interventions se situent toujours au niveau le plus élevé des banques d’état et des gouvernements.
Quelle curieuse carrière, et combien inhabituelle en France ! Surtout si l’on ajoute que Jean Monnet est un autodidacte, sans le moindre diplôme, sans même le sacro-saint bachot ! II avait quitté l’école à seize ans pour voyager et voir le monde comme représentant de la maison paternelle. C’est au contact des hommes, sur le tas et dans l’action quotidienne qu’il s’est formé et qu’il a tout appris.
Il a surtout appris à réfléchir. Et il semble bien que ce soit le désintéressement, la noblesse et l’élévation de sa pensée qui sont à l’origine de l’extraordinaire réseau d’amitiés qu’il a su nouer et maintenir dans le monde entier avec les hommes les plus doués et les plus intelligents de son époque, c’est grâce à ce réseau d’amitiés qu’il a pu propager ses idées, surveiller leur lent cheminement et ne jamais se sentir découragé par un échec local ou conjoncturel.
Cette forme d’action un peu en marge des instances gouvernementales et administratives lui convenait. Il n’avait aucun goût pour la politique, tout en sachant en tenir compte. Il ne recherchait aucun honneur, tout en acceptant, quand il le fallait, de grandes responsabilités. La simplicité et la droiture de son comportement étaient totales, en toutes circonstances et vis-à-vis de tous ceux qu’il approchait.
Et c’est ce qui fait, qu’en dehors de leur valeur historique, ses mémoires constituent également un document humain de premier ordre, et une leçon à méditer. Ils illustrent à merveille l’emprise qu’une intelligence lumineuse et désintéressée peut exercer sur l’évolution des sociétés. Le secret de Jean Monnet a toujours été d’essayer d’unir les hommes autour de quelques grandes idées, plutôt que de leur proposer des modèles rigides, générateurs de malentendus, inaptes à créer un consensus.
C’est là une démarche que tout homme épris d’action et de résultats devrait essayer d’approfondir. ♦