Entre deux guerres
La collection des « Publications historiques » de la Maison Plon, dont le fleuron fut la série de Neuf années de souvenirs de Raymond Poincaré, vient de s'enrichir d'un volume dû à M. Paul Boncour. Il est d'un intérêt réel. La vie même de l'auteur s'annonce par des mémoires, mais il tient à souligner que, grandi dans un milieu familial et social, où se confrontaient, comme dans un microcosme, qui les rendait d'autant plus aisément saisissantes, les sentiments divers qu'éveillait la fondation de la République, laquelle se confondait alors avec le rétablissement de la France vaincue. Il a participé à un grand nombre d'événements importants, tout d'abord les premières batailles au milieu desquelles triompha la République alors naissante, puis ceux auxquels lui donna d'assister sa fonction successive de député, de sénateur, de ministre du Travail, de ministre de la Guerre, de ministre des Affaires étrangères, de président du Conseil et de délégué permanent de la France à la Société des Nations.
« J'appartiens, dit M. Paul Boncour, à une génération qui a réellement vécu, et perpétuellement vécu, entre deux guerres : entre celle de 1870, dont les souvenirs si proches ont accompagné son enfance et celle de 1914 qu'elle a faite et où elle a vaincu ; puis entre celle-ci et la guerre de 1939, au désastre de laquelle elle n'a pu qu'assister impuissante. »
N'est-elle pas en cela l'image de la France elle-même.
Parmi les maîtres qu'a eu sa jeunesse, celui qui les domine de beaucoup est Waldeck-Rousseau ; il en fait, il en trace une grande et émouvante évocation ; il donne sur son comportement familier des détails subjectifs : « J'ai, dit-il par exemple, connu des silencieux, ils étaient des bavards en comparaison de Waldeck ; sa faculté de silence et d'isolement était inouïe. »
Il nous le montre pratiquant, à la façon des hommes politiques anglais, le week-end chez ses amis Dreyfus-Gonzalès, dans le beau château de Pont-Chartrain, qui avait appartenu à Melle de la Vallière avant la Païva.
Pour Paul Boncour, Waldeck-Rousseau fut le grand artisan de la paix intérieure et de l'accord international, il prépara l'entente franco-anglaise, il s'efforça de dissiper les malentendus franco-italiens, il assura, dans la légalité républicaine, la stabilité de la situation du catholicisme français. M. Paul Boncour rappelle les rapports passagers mais historiquement intéressants qu'il eut avec le maréchal Joffre, avec qui il avait eu à rompre des lances au moment du vote des lois militaires qui précédèrent la guerre de 1914.
Il raconte comment il fut présenté en sa qualité de chef de bataillon de réserve au généralissime à Saint-Nicolas-de-Port en 1915. « Monsieur Paul Boncour, lui dit Joffre, j'ai voulu vous revoir avant de quitter votre armée ; j'ai gardé un bon souvenir de vous, pourtant vous avez bien manqué me battre lors de la loi de trois ans » ; l'auteur répliqua : « Mon général, c'est la seule fois que vous eussiez été battu. » Bien caractéristique est la remarque de Mangin qui avait établi son quartier général dans un faubourg de Nancy, dans une propriété entourée d'un parc et à qui sa propriétaire, le jour de l'Armistice, ayant dit : « Ah ! Général, quel beau jour ! » répondit, assez maussade : « Je ne trouve pas. »
Le livre s'achève en effet sur quelques réflexions provoquées par cette victoire fugitive. « Il ne suffisait pas, écrit Paul Boncour, d'aller en pèlerinage au tombeau de Hoche et de Marceau ; c'est le souvenir de ce qu'ils avaient fait sur ce sol avant d'y tomber, qu'il fallait ranimer, c'est leur exemple qu'il fallait imiter. Et que les républicains et les socialistes allemands sachent plus clairement de quel côté étaient nos sympathies et notre appui. » Et il termine sur cette grande pensée de Lamennais, un de ses inspirateurs préférés : « Il n'existe pour chaque chose qu'un moment dans les affaires humaines… Plus tard, on n'a plus le choix entre deux voies, et la nécessite entraîne… »