La politique soviétique au Moyen-Orient
Décidément, avec chacun de ses ouvrages, Hélène Carrère d’Encausse s’impose de plus en plus comme un de nos meilleurs connaisseurs de la politique étrangère soviétique. Elle ne se contente pas d’observer au jour le jour, mais sait se situer dans la perspective historique des années écoulées depuis la relève de la diplomatie de l’Ancien Régime par les hommes nouveaux issus de la Révolution de novembre 1917. Son information est extrêmement étendue. Elle est habile à disséquer les textes les plus touffus et à y découvrir la « petite phrase » qui sonne le glas d’une politique, ou marque le durcissement d’une attitude, ou permet de prévoir un prochain renversement des alliances… Assez curieusement, la politique extérieure russe est beaucoup moins secrète que celle des pays occidentaux. Certes, les grands desseins et les grandes orientations ne sont pas discutés sur le forum. Mais à un moment ou à un autre, sous une forme ou sous une autre, elles sont, bel et bien, à la disposition du public. Un chercheur adroit et averti est parfaitement en mesure de les découvrir en consultant une documentation ouverte, accessible à tous, qu’il suffit de savoir lire ; Hélène Carrère d’Encausse y excelle.
Le sujet qu’elle a choisi cette fois est intéressant à bien des égards, indépendamment même du fait que le Moyen-Orient soit devenu depuis une dizaine d’années le point chaud de la politique mondiale. Il s’agit, à propos du Moyen-Orient, d’analyser le lent processus de la découverte par les dirigeants soviétiques de l’importance et du rôle dans la politique mondiale, du monde non industriel, auquel les théories de Marx, même s’il avait entrevu le problème, ne s’appliquent manifestement pas. Traditionnellement, Lénine et ses successeurs directs concentraient leur attention sur la situation dans le monde capitaliste et sur les relations sociales à l’intérieur de ces sociétés. L’intérêt pour le Tiers-Monde est, en URSS, une donnée nouvelle qui a fait son apparition aux environs de 1955. En s’aventurant sur ce terrain mal connu, la diplomatie soviétique ne pouvait ignorer ce fait majeur, à savoir que, la plupart du temps, la lutte contre l'impérialisme y avait déjà été prise en main par une bourgeoisie nationale, profondément méfiante vis-à-vis de l’idéologie communiste et peu disposée à tolérer le caractère militant et messianique que l’URSS a l’habitude de donner à son action extérieure. Il s’agissait donc, pour les communistes soviétiques, de rassurer leurs nouveaux interlocuteurs et de renoncer à un certain type de propagande.
Quoi qu’il en soit, il est de fait qu’au bout de quelques années, nul ne pouvait plus douter de l’importance que le facteur russe allait prendre dans les problèmes du Moyen-Orient. Il est vraisemblable que les succès de cette politique sont dus en grande partie à l’absence d’intérêts économiques essentiels à défendre dans cette partie du monde. L’URSS, contrairement aux Occidentaux, n’a rien à demander sur le plan de l’économie aux pays arabes. Ceux-ci, par contre, estiment essentiel de diversifier leurs sources d’armements et de contrebalancer, politiquement, l’influence des États-Unis. Leurs réponses à l’URSS ne sont jamais exemples de l’une ou l’autre de ces préoccupations.
Le dialogue qui s’est ainsi engagé depuis 1955 a été plein de péripéties et de rebondissements, surtout depuis que le problème d’Israël a pris le caractère passionnel que l’on connaît. L’URSS a, certes, marqué des points, mais elle n’a pu entraver les efforts déployés par les États-Unis pour instaurer dans la région cette « Pax Americana » qui est le grand dessein de Kissinger. Rien n’était encore réglé fin 1975 malgré des apparences défavorables pour l’URSS. Le grand mérite de l’ouvrage d’Hélène Carrère d’Encausse est de nous montrer le caractère en quelque sorte « fondamental » des ambitions soviétiques au Moyen-Orient. Mais il est aussi, et peut-être surtout, de démonter sous nos yeux le mécanisme de l’action diplomatique des leaders du monde socialiste confrontés avec un problème auquel leur idéologie marxiste est incapable d’apporter une réponse.
Il aurait sans doute été intéressant de tenter un rapprochement entre les méthodes et les objectifs, dans cette région du monde, de l’URSS et de la diplomatie tsariste. Ce n’était pas le propos de l’auteur, mais on regrettera sans doute l’absence quasi totale d’indications à ce sujet. On regrettera de même qu’Hélène Carrère d’Encausse n’ait pas cherché à faire le « portrait » des protagonistes du jeu diplomatique qu’elle a si bien observé. La personnalité de ceux qui mènent ce jeu est essentielle. La politique intérieure d’un pays peut être le fait d’un parti, d’un mouvement ou d’un groupe ; sa politique extérieure porte toujours la marque individuelle de celui, ou des quelques personnages, qui en assument la charge. ♦