Argentine : Révolution et contre-révolution
Cet ouvrage apporte une contribution précieuse à la connaissance des événements qui ont secoué l’Argentine depuis trente ans et dont la confusion incite souvent soit à des simplifications trompeuses soit à l’indifférence.
MM. Gèze et Labrousse débrouillent patiemment et consciencieusement cet écheveau qui paraît inextricable à quiconque ne connaît pas l’Argentine. Il est vrai qu’ils ne parviennent pas toujours à dominer la complexité du jeu politique argentin et que la présentation qu’ils en font ne retient pas toujours l’attention, car elle souffre parfois d’user du style en vogue dans les démocraties populaires. Cette remarque n’est pas une critique à l’égard ni des préférences idéologiques des auteurs ni de la valeur documentaire de leur travail. Mais la répétition constante d’expressions comme « la bourgeoise monopoliste liée à l’impérialisme », ou des affirmations comme « …de larges secteurs de la petite bourgeoisie urbaine se sont engagés dans la lutte aux côtés du prolétariat avec les risques de déviation (réformisme, ultragauchisme) propres à leur origine de classe » risquent d’émousser un peu les arêtes d’une analyse pourtant assez fouillée. De même, les auteurs abusent un peu de la notion de « classe » comme si la société argentine était rigoureusement compartimentée en catégories tranchées quasi officielles et sans aucune communication entre elles.
L’ouvrage de MM. Géze et Labrousse n’en est pas moins très utile. Il permet de découvrir certaines des distorsions profondes, et souvent ignorées, de ce pays pourtant privilégié par la nature : mainmise étrangère, surtout britannique à l’origine, sur les secteurs-clés de la production : endettement extérieur écrasant : goulot d’étranglement résultant du malthusianisme d’une agriculture essentiellement exportatrice au point d’être la seule source de devises, etc.
Mais surtout, à travers cet ouvrage, apparaît clairement le caractère à la fois original et ambigu du « péronisme », notamment ses aspects authentiquement révolutionnaires, du moins à l’origine, qui lui ont permis jusqu’à présent de capter les énergies populaires, cantonnant ainsi le modeste parti communiste argentin dans un conformisme sans écho. Mais il apparaît à la lecture de ce livre que le « mythe » péroniste, après avoir bénéficié de l’exil de son « héros » pendant dix-huit ans, puis de l’éblouissement de son retour, tend à se désagréger. Son ambiguïté, due à un équilibre entre l’inspiration révolutionnaire et le souci de l’ordre, équilibre habilement préservé par Peron, se dissipe peu à peu surtout depuis la disparition de celui-ci, le maintien de l’ordre prenant de plus en plus le pas sur l’inspiration révolutionnaire.
MM. Géze et Labrousse expriment bien cette évolution, malgré le caractère assez orienté de leur formulation, lorsqu’ils écrivent à la fin de leur ouvrage : « Le péronisme a empêché la création au sein de la classe ouvrière d’une idéologie prolétarienne en liaison avec les intellectuels révolutionnaires… Le mouvement péroniste s’est développé sur la base d’une alliance de classes dirigée par la bourgeoisie… L’essence du péronisme a été de rendre impossible le développement de structures organisationnelles de la classe ouvrière, grâce à l’intégration de l’appareil syndical à l’appareil d’État bourgeois ».
Il n’est pas facile de prévoir ce que sera l’Argentine lorsqu’elle sortira de la crise présente. Mais les éléments du problème apparaissent assez clairement à la lecture de ce livre. ♦