Soleils Levants, le Japon et la Chine
Tibor Mende, dont les ouvrages sur l’Extrême-Orient – sous-continent indien, sud-est asiatique et Chine – font autorité, étudie en parallèle la situation économique et sociale du Japon, appelé à demeurer longtemps encore le pivot industriel du monde asiatique, et le « pragmatisme prophétique » de la Chine. La première partie est plus importante que la seconde, faute de renseignements « détaillés et exacts » sur ce qui se passe à l’intérieur de la République populaire.
Modelé après la guerre par l’administration américaine, le Japon a su « apprivoiser » les mesures qui lui étaient imposées pour démocratiser les mœurs et les institutions : en réalité, son occidentalisation n’est qu’un mince vernis. Après un essor économique remarquable, il se trouve aujourd’hui confronté à des difficultés nées autant de la crise mondiale que de l’évolution sociale du pays. Le monde occidental a provoqué des changements profonds dans la pensée et le comportement japonais mais il n’est pas impossible que, pour surmonter les difficultés actuelles et maintenir leur pouvoir, les dirigeants ne cherchent à faire renaître les « vertus traditionnelles ». Déjà, les zaibatsu, conglomérats financiers et industriels dissous par le général MacArthur, se sont reconstitués autour des principales banques, à l’occasion de la vente de leurs actions dans le public : 175 sociétés appartenant à six groupes financiers possèdent actuellement plus d’un cinquième des avoirs totaux du Japon. De mondialiste, l’économie japonaise pourrait s’orienter, sans abandonner la poursuite d’un commerce profitable avec l’Occident, vers une zone centrée sur le triangle Japon-Indonésie-Australie embrassant l’Asie du Sud-Est et n’excluant pas des liens économiques étroits avec la Chine. Un tel glissement donnerait une assise plus stable à l’économie japonaise et la rendrait moins dépendante de l’Occident : elle permettrait, à terme, à la puissance nippone déjouer un rôle indépendant dans la politique internationale.
La Chine a connu une évolution bien différente. Elle ne s’est réellement éveillée au monde moderne que lorsque ses intellectuels eurent compris les liens existants entre la pensée chinoise traditionnelle et le marxisme : « les facettes complémentaires du tout, l’interaction du Yin et du Yang, se métamorphosèrent en la thèse et l’antithèse de Marx ». Cela différencie profondément l’émancipation chinoise de la révolution russe « qui fut un effort pour pousser les idéaux démocratiques occidentaux jusqu’à leur conclusion logique ». La Chine communiste a appliqué d’abord le modèle soviétique de développement puis, à partir de 1955, elle a cherché, dans sa tradition, un modèle apportant des réponses à ses problèmes spécifiques. L’huma economicus fut condamné au profit de l’homo socialis, idéal qui est un produit direct de la voie confucéenne du jeu. Cette « attitude humaine » conduit à transformer l’individu en homme doté d’une vertu parfaite qui « pour renforcer son propre caractère, aide les autres à améliorer le leur ».
Les divergences existant dans le monde asiatique entre la Chine collectiviste et le Japon libéral, divergences dues aux circonstances de leurs évolutions respectives, sont atténuées par l’existence d’un certain nombre de dénominateurs communs : parenté culturelle dans l’univers confucéen dont le « collectivisme spontané » rassemble les uns au sein de la commune populaire, les autres au sein de l’entreprise, influence japonaise sur le processus de modernisation de la Chine, hostilité à l’égard du système de valeurs associé à l’occidentalisation. Comme, par ailleurs, les économies des deux pays sont complémentaires, il n’est pas impossible que l’amalgame entre « le dynamisme et la technologie du Japon et la tentative chinoise de construire un nouveau type de civilisation » puisse provoquer « une redoutable fermentation culturelle » dans toute l’Asie. Les objectifs lointains de cette renaissance de la civilisation « sinique » dépendraient alors de l’attitude que le reste du monde adopterait à son égard ; ils pourraient éventuellement viser à modifier en faveur de l’Asie l’équilibre de la puissance mondiale. ♦