Lénine à Zurich
Peu de lecteurs d’Août quatorze se sont aperçus qu’il manquait au livre, vers le milieu, un chapitre – celui qui aurait dû être numéroté 22. Cette lacune ne compromettait pas la continuité du récit. Aujourd’hui, nous apprenons que les pages manquantes introduisaient dans le roman un nouveau personnage – Vladimir Illitch Lénine. Celui-ci vivait, à l’époque du roman, en Suisse, assez loin par conséquent des réalités russes, et n’avait rien à voir avec les combats en Prusse orientale. Cette première apparition du principal acteur de la Révolution de 1917 n’était donc ici à sa place que compte tenu de l’ordonnance générale, encore inconnue des lecteurs, de la monumentale trilogie Août quatorze – Octobre seize – Mars dix-sept, que Soljenitsyne a toujours considérée comme « l’œuvre de sa vie », mais dont seul a paru le premier « nœud ».
Dans les « nœuds » suivants, nous le savons maintenant, Lénine occupera une place de plus en plus importante. Son action, menée à partir de Zurich, avec d’autres réfugiés politiques russes et des socialistes occidentaux, était en étroite résonance avec certains courants pacifistes en Russie même, et la grande fresque de Soljenitsyne devait obligatoirement en tenir compte. Il semble que l’écrivain se soit mis de bonne heure à l’étude de l’activité zurichoise de Lénine, et sa propre installation à Zurich, depuis l’exil, a dû lui faciliter ses recherches. Le fait est que les chapitres qu’il voulait y consacrer ont été prêts bien avant le tissu complexe et encore inachevé où ils étaient destinés à s’insérer, et il a décidé de les regrouper pour être édités à part, en un volume qui se révèle parfaitement cohérent et se suffit à lui-même.
Nous ne pensons pas que sur le plan de la vérité historique, si l’on identifie celle-ci à la matérialité des faits et à leur succession correcte, les spécialistes les plus sérieux réussissent à prendre l’érudition de Soljenitsyne en défaut. Par contre, comme nous l’avions déjà remarqué, à propos d’Août quatorze (1), Soljenitsyne revendique pour le romancier une liberté totale d’interprétation des sentiments, des motivations et des attitudes des personnages historiques. Aussi est-il probable que certains chapitres de Lénine à Zurich, en particulier les derniers, relatifs au retour des révolutionnaires russes dans leur patrie avec l’aide de l’Allemagne, en mars 1917, feront sursauter de nombreux lecteurs. Ces chapitres se ressentent, sans doute plus que ne l’avait voulu initialement l’auteur, des positions politiques et morales dont Soljenitsyne s’est fait le défenseur.
Mais ceci dit, l’immense, l’incommensurable talent d’écrivain de Soljenitsyne se manifeste ici, une fois de plus. Évidemment, l’écran de la traduction ne permet pas aux non-russophones – la grande majorité des Français – de l’apprécier à sa juste valeur. On doit féliciter Jean-Paul Sémon, le traducteur, de sa performance, car la langue si particulière à Soljenitsyne, le rythme de sa phrase, sa sonorité, sont presque impossibles à transposer en français. Il faut aussi admirer la capacité de travail de l’écrivain qui se traduit par une cadence de production prodigieuse, même si on ne retient que ce qu’il a écrit, ou achevé, depuis son arrivée en Occident : les trois tomes du Goulag, le Chêne et le Veau, Lénine à Zurich, sans parler des discours, plaquettes, essais qui ne sont pas encore tous traduits.
Avec l’ensemble de son œuvre, et à l’instar de quelques très rares et très grands esprits, Soljenitsyne apparaît de plus en plus comme une figure de proue de notre temps. ♦
(1) Cf. notre article « Soljenitsyne - historien militaire » dans le numéro d’octobre 1972 de notre revue.