Ombres chinoises
« Allez donc savoir… ! », comme disait avec dépit ce joueur de bridge lorsqu’il s’était trompé sur la place d’un honneur dans la main adverse. Telle est la réflexion qu’on ne peut s’empêcher de faire en refermant le petit livre de Simon Leys, surtout quand on a lu et qu’on s’est passionné pour les reportages, études, articles, etc. parus pendant et après la Révolution culturelle prolétarienne en Chine, que les auteurs en aient été Peyrefitte, Massip, Illiez, Karol ou autres Féjtö.
Et en effet ! le « message » de Simon Leys (à vrai dire, il récuserait certainement ce terme, car son ouvrage est tout, sauf pontifiant) est très différent de ce que nous avons pu glaner ces dernières années en librairie ou à la radio. Où donc est la vérité ?
L’originalité de ce nouveau témoignage tient sans doute pour une bonne part au fait que Simon Leys n’est pas un voyageur d’occasion, mais un sinologue chevronné. Il parle couramment le chinois (et non le seul mandarin, semble-t-il) ; il a vécu, étudié et travaillé en Chine pendant des années. Ce ne sont pas des impressions hâtivement rassemblées en quelques semaines qu’il nous livre, mais des convictions, élaborées peu à peu, au contact prolongé des hommes et des réalités chinoises.
Simon Leys se refuse à « suivre le guide ». Il dénonce en termes véhéments tous ces essaims de fonctionnaires, depuis le vénérable professeur de service pour la visite d’une université, jusqu’au plus humble des boys, en passant par toute la variété d’hôtesses et d’interprètes, que le régime affecte obligatoirement, jour et nuit, à tout visiteur étranger, qu’il soit une personnalité ou un simple touriste. La mission confiée par les autorités à ces marionnettes est simple : intoxiquer leurs victimes, dresser un écran qui leur cache le pays réel, les conditionner soigneusement pour leur faire dire au retour ce qu’on souhaite qu’elles disent. Ce travail est habilement fait. Les maladresses, les bourdes, les omissions et les mensonges manifestes sont soigneusement calculés et dosés, pour provoquer, au moment opportun, une réaction naturelle de scepticisme qui donnera à l’étranger, en quelque autre circonstance plus importante, l’impression rassurante de conserver intacte toute sa liberté de jugement et de ne pas s’en laisser accroire.
Simon Leys reste également réservé sur les itinéraires imposés aux visiteurs. Ce sont les villes « sans usines modèles ni reliques maoïstes » qui l’intéressent. Il en connaît quelques unes et nous entraîne à sa suite, pour nous révéler, entre autres, l’ampleur et l’importance des destructions de monuments et de musées dues à la violence sauvage et au vandalisme de la Révolution culturelle.
Mais il lui est aussi arrivé, bien entendu, de participer avec des groupes à des visites officielles. Les détails qu’il nous donne concernant une visite d’université par exemple, sont ceux-là même que nous trouvons ailleurs. Mais là où les autres ont décelé l’enthousiasme et la ferveur des jeunes générations et la haute conscience révolutionnaire de leurs maîtres. Simon Leys ne voit qu’un abêtissement collectif et une norme résignation.
Le tableau qu’il nous présente des structures politiques et sociales de la Chine de Mao, ainsi que de sa vie culturelle, est, lui aussi, de nature à tempérer tout enthousiasme. Rien de fondamentalement différent de ce que nous connaissons dans les démocraties populaires classiques. Une caste dirigeante dure, cynique et égoïste, perpétuellement en proie à d’âpres luttes d’influence. Une bureaucratie rigoureusement hiérarchisée, comptant jusqu’à 30 classes, pourvues chacune de ses privilèges et prérogatives spécifiques, auxquels la révolution culturelle n’a rien changé. Une masse sans voix au chapitre, manœuvrée et manipulée par la classe dirigeante.
Ce sont cependant ces petites gens, auxquels on sent Simon Leys terriblement attaché, qui restent le seul capital de la Chine. « Si à travers toutes les imbéciles cruautés de la politique, nous dit-il, la Chine demeure malgré tout fidèle à elle-même, subtile, humaine, si quintessentiellement civilisée, c’est à eux qu’elle le doit. Ce sont eux, les humbles, les anonymes, les sans-grade, qui, malgré les bureaucrates, assurent la permanence chinoise, et nous interdisent de désespérer de l’avenir : ils ont enterré vingt dynasties, ils survivront bien à celle-ci. Eux n’ont pas changé. Comme d’habitude, ils sont patients, ils ne sont pas pressés ; ils en savent tellement plus long que ceux qui les gouvernent ! »
Tout ceci, il faut le reconnaître, a des allures de pamphlet, l’auteur en convient. Mais ce genre, jadis répandu, aujourd’hui méconnu, lui paraît, à juste titre croyons-nous, susceptible de combler mieux que d’autres les lacunes de la propagande officielle. ♦