Enquête sur une armée secrète
Catherine Lamour est une journaliste qui – le fait est devenu assez rare pour mériter d’être mentionné – ne se prend ni pour un historien, ni pour un économiste, ni pour un philosophe. Elle se borne à enquêter, c’est-à-dire à recueillir sur place, auprès de ceux-là mêmes qui vivent ou ont vécu l’événement, des témoignages qu’elle analyse, critique et recoupe, pour pouvoir raconter ensuite comment, à son avis, les choses se sont réellement passées. Reconstituer le déroulement des événements et pour cela, au sens originel du mot : « inquiere », rechercher, fouiner ; ce qui paraîtra sans doute un peu simplet à certains « grands » reporters, pris trop souvent par « le vertige du scoop, ce miroir aux alouettes qui attire inlassablement les hommes de presse à la recherche de documents sensationnels, de reportages exclusifs ». Mais en fait, c’est renouer avec la grande tradition du journalisme « délaissée pour des impératifs de temps et d’argent, par peur des risques ou des conséquences politiques aussi ».
Des risques, Catherine Lamour et son compagnon (qui n’était autre que son mari) ont dû en prendre pour reconstituer l’assez étonnante aventure de cette « armée secrète », qui opère depuis les années 1950 dans un des coins les plus difficiles d’accès, les moins hospitaliers et les plus mystérieux, du Sud-Est asiatique, là où se rencontrent, le long de frontières incertaines, la Birmanie, la Thaïlande, le Laos et la Chine populaire, dans un inextricable lacis de crêtes tourmentées et de profondes vallées noyées sous un épais manteau de végétation tropicale difficilement pénétrable.
C’est dans cette région, dans la partie politiquement rattachée à la Birmanie, qu’au lendemain de la défaite japonaise, après qu’en Chine Chiang Kaï-Chek eut perdu la partie contre Mao Tsé-toung et se fût replié sur Formose, que se retrouvèrent de nombreux détachements de l’armée du maréchal refoulés du Yunnan, où ils s’étaient longtemps accrochés, par les communistes. Ne sachant que faire et où aller, aucun pays n’acceptant de les accueillir, ils s’installèrent tant bien que mal sur place en attendant mieux, et s’éparpillèrent parmi les tribus locales, théoriquement soumises à la souveraineté du gouvernement de Rangoun, mais en fait pratiquement indépendantes.
S’agissant de troupe chinoises nationalistes, il appartenait cependant à la Chine de Formose de se préoccuper de leur sort. Dans l’incapacité de procéder à un rapatriement (il s’agissait de plusieurs dizaines de milliers d’hommes), Chiang Kaï-Chek résolut de les maintenir où elles étaient et de les utiliser, sinon pour reconquérir la Chine sur les communistes, du moins pour harceler ceux-ci et les obliger de maintenir des forces importantes au Yunnan. Un encadrement frais, des instructeurs et des armes devaient être expédiés de Formose.
L’entreprise était techniquement très complexe (en raison de la totale absence de communications), financièrement très onéreuse et politiquement aberrante. Elle ne pouvait être menée à bien qu’avec l’aide active des Américains et en utilisant les moyens considérables dont disposait la CIA (Central Intelligence Agency) qui ne pouvait se désintéresser de la possibilité de créer ainsi un dispositif de renseignement actif et solide le long de la seule frontière accessible de la Chine Rouge. Encore fallait-il s’assurer que ni la Thaïlande et le Laos, ni le gouvernement birman, ne mettraient de bâtons dans les roues de l’entreprise. La complicité des deux premiers fut acquise en offrant à quelques dirigeants bien placés une participation substantielle dans ce qui devait se révéler le seul véritable profit de l’entreprise : le trafic de l’opium.
En effet, le pays Shans où s’était installée « l’Armée anti-communiste de sauvetage national » se trouve être le plus gros producteur mondial d’opium. C’est le célèbre « Triangle d’Or ». Contrôler la récolte, l’acheminer vers les frontières de la Thaïlande et du Laos, la livrer aux organismes « habilités » de ces pays, procurait des profits considérables. L’armée anti-communiste réussit fort bien à organiser ce trafic après s’être assurée, par la victoire de Tachilek, la neutralité du gouvernement birman. Mais elle dut se livrer ensuite et pendant des années, à un jeu secret, extrêmement subtil et dangereux, dont les péripéties, fort mal connues jusqu’à maintenant, ont largement débordé du plan purement local. Ce sont ces péripéties qui forment la trame du livre de Catherine Lamour.
Pour rendre son récit plus vivant, sans que l’authenticité des faits en pâtisse le moins du monde, l’auteur y a introduit quelques personnages de fiction, qui n’ont jamais existé dans la réalité, mais sont comme des reflets de cette réalité qu’ils contribuent à rendre plus vraisemblable. C’est là un excellent procédé, s’il est honnêtement appliqué, ce qui est ici le cas.
Une autre originalité du récit consiste à entremêler aux résultats de l’enquête, l’historique de son déroulement. Cette façon de faire rappelle le parti adopté par André Gide dans les Faux-monnayeurs, lorsqu’il interrompt de temps à autre son roman pour laisser place à des extraits du Journal des faux-monnayeurs qui explique le cheminement de sa pensée à mesure qu’il progresse dans la composition.
Ainsi Catherine Lamour a mis le maximum d’atouts dans son jeu pour offrir au lecteur un livre à la fois sérieux, distrayant et instructif. ♦