Asnabi reviendra
La guerre d’Algérie n’a sans doute pas fini d’inspirer les romanciers et parmi eux des officiers qui en furent les acteurs et s’y trouvèrent confrontés à des problèmes moraux d’une intensité dramatique jusque-là inconnue. Épreuve redoutable où certains laissèrent leur âme, où d’autres au contraire saisirent cette occasion pour remettre en question et finalement affirmer leur éthique. Tel fut le cas, on le sait, d’un Georges Buis à qui cette guerre inspira son premier roman : La Grotte. Par une coïncidence qui n’est peut-être pas tout à fait fortuite, c’est également l’un des successeurs de Georges Buis à la tête de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) et, comme lui, général de corps d’armée, qui nous livre aujourd’hui son témoignage en utilisant certains éléments autobiographies tirés de son expérience passée de commandant du secteur de La Calle [NDLR 2020 : ville côtière proche de la frontière avec la Tunisie]. Dans la Messida fictive de ce roman, le lecteur connaissant quelque peu la région à l’Est de Bône aura en effet reconnu le fameux « Bastion de France », l’un de nos plus anciens établissements sur cette côte, occupé au XVIe siècle par des pêcheurs attirés par le commerce du corail. Le non moins fictif commandant de ce secteur qui a mission, tout en assurant l’ordre sur ses arrières, d’interdire le franchissement du barrage électrifié le long de la frontière tunisienne, est un lieutenant-colonel nommé Bléhaut, fort semblable à l’auteur.
Pour les Messidiens qui prétendent avoir réussi de longue date l’intégration, l’étranger commence aux portes de leur cité qu’ils veulent préserver de l’affrontement fratricide ensanglantant l’Algérie, et ils nourrissent le fol espoir, au cas où celle-ci deviendrait indépendante, de continuer à former une enclave française. Dans ce microcosme où la guerre d’Algérie est vue à travers le prisme très particulier des valeurs propres aux Messidiens, règne en fait une paix factice qui masque difficilement les oppositions croissantes entre communautés et les vieilles rancunes renaissantes entre familles rivales. Les Messidiens vivent en fait sous l’emprise de la peur, celle de voir revenir en vengeur un étranger, un certain Asnabi, qu’ils ont exilé parce qu’il était trop fier pour se plier à leurs lois inégales et qu’ils sont ainsi rejeté vers la rébellion.
C’est dans cette ambiance tendue que le lieutenant-colonel Bléhaut, un sujet qui serait plein d’avenir, n’étaient les idées progressistes qu’on lui prête en raison de ses attaches familiales, va être confronté au problème de la lutte contre le terrorisme. Ce jeune chef qui refuse les méthodes de torture et de répression aveugle s’aliène les Messidiens en ayant le courage de destituer de ses fonctions d’officier de renseignement l’un des leurs, connu pour ses méthodes expéditives. Tout va se liguer alors contre Bléhaut qui, pour tenter de préserver Messida, ira jusqu’à la désobéissance aux ordres reçus, en prenant des risques dangereux par rapport à la mission principale de lutte sur le barrage et qui sera tout près, un moment, de se poser lui-même en justicier. À l’ultime minute cependant, grâce à un retournement en quelque sorte miraculeux, Bléhaut échappera à cette monstrueuse tentation. Il aura sans doute brisé sa carrière et peut-être même sa vie familiale mais il pourra se souvenir de Messida sans avoir à rougir, car il y aura gagné la seule victoire qui vaille, celle de la dignité humaine. ♦