L’ère de la médiocrité
Ce troisième volume des mémoires de Cyrus Leo Sulzberger couvre la période 1963-1972. Il nous prévient d’ailleurs qu’il s’en tiendra là : il s’apprêterait à prendre sa retraite de « columnist » du New York Times, pour le compte duquel il « couvrait » (comme « reporter », avant d’y avoir sa rubrique attitrée) depuis près de 40 ans la politique étrangère mondiale.
La situation morale et l’audience aux États-Unis de journalistes du calibre de Sulzberger reflètent l’énorme importance du pouvoir de la presse dans ce pays. Mais elles sont dues aussi, et pour l’essentiel, au très grand sens des responsabilités qui anime ces hommes, en contrepartie de quoi, ils se trouvent autorisés, avec l’accord même des intéressés, à se comporter en égaux des dirigeants des pays auprès desquels ils sont accrédités, à la façon, pourrait-on presque dire, de véritables ambassadeurs. Cela explique la franchise et la fréquence des entretiens que leur accordent chefs d’État, ministres ou très hauts fonctionnaires, la situation mondaine qu’ils peuvent acquérir, les amitiés qu’ils sont à même de nouer. On peut être assuré de leur discrétion, si elle est nécessaire, mais aussi de la résonance que peuvent avoir sous leur plume des « confidences » volontairement destinées à la publicité.
Ce sont toutes ces caractéristiques qui sont réunies en la personne de Sulzberger et qui donnent à ses mémoires un caractère de document historique de premier ordre dont la lecture intéressera tous ceux qui s’attachent à suivre l’actualité politique mondiale.
Après quelques chapitres liminaires à allure philosophique et méditative qui, soit dit en passant, essayent, sans y réussir à notre avis, de justifier le titre « L’ère de la médiocrité » choisi pour la période considérée, le reste de l’ouvrage se présente sous forme de notes, prises au jour le jour, à la sortie d’une interview, après un dîner en ville, au retour d’un voyage ou à propos d’une réunion. Ces notes donnent parfois l’impression d’avoir été quelque peu « arrangées » après coup, mais quel est donc le mémorialiste qui peut échapper à un tel reproche ? Elles accordent par ailleurs une place beaucoup plus large au comportement des individus qu’aux idées qu’ils expriment, non pas que celles-ci n’intéressent pas Sulzberger, mais il sait, en tant que journaliste, que le public est friand des traits permanents du caractère, des attitudes et des manies des hommes politiques, plus que de leur conception du monde, qui change au gré des circonstances. Les portraits qu’il nous présente sont, sauf exceptions, plutôt malveillants, ou du moins exempts de bienveillance. Est-ce, là aussi, une « astuce » de journaliste, ou cherche-t-il à nous convaincre de la médiocrité de l’époque ? En tout cas, il ne manque pas d’un certain cynisme dans les jugements qu’il porte personnellement, ni même par moments d’une petite touche de cette sorte de vulgarité dédaigneuse qu’on trouve parfois malheureusement chez les Américains trop convaincus et satisfaits de la supériorité de leur pays. Cependant, il apprécie beaucoup la finesse d’esprit et le prouve en rapportant fidèlement et très à propos les bons mots qu’il a recueillis au hasard d’un dîner ou d’une réception. Ce sont sans doute là les passages les plus plaisants du livre qui, d’un bout à l’autre, est d’une lecture tout à fait agréable et instructive. ♦