L’Asiate
Quel dommage qu’André Lebon ait choisi, pour évoquer ses souvenirs d’Indochine et d’Extrême-Orient, ce langage trivial et vulgaire, émaillé des mots les plus grossiers et les plus malsonnants du parler vulgaire ! S’est-il imaginé que son récit serait ainsi plus crédible et la réalité plus fidèlement rendue ? Il a commis, croyons-nous, une erreur qui, malheureusement, risque de le desservir, en décourageant de nombreux lecteurs et en les détournant d’un livre qui est, en fait, très dense, très pertinent et profondément humain.
André Lebon est ce qu’on peut appeler un reporter-cinéaste de choc. Il l’est par son courage physique qui l’a attiré partout où l’on se battait dans les conditions les plus dangereuses ; par sa curiosité toujours en éveil qui lui a fait rechercher l’événement unique, celui qui ne devait plus jamais se reproduire ; par son talent, enfin, qui lui fait découvrir, derrière l’image qu’il enregistre, sa profonde signification.
Parti en Indochine en 1952 au temps de la guerre française, il y est resté avec les Américains, couvrant, tantôt pour Gaumont-Actualités, tantôt pour les télévisions américaine et allemande, l’ensemble des événements d’Extrême-Orient. À mesure que se prolongeait son séjour (qui devait atteindre dix-huit ans presque sans interruption), André Lebon se sentait de plus en plus attiré par les populations des pays qu’il parcourait. Il les comprenait affectivement et les pénétrait intellectuellement chaque jour davantage. Ce qui lui permet aujourd’hui, en nous parlant de son expérience, de se placer à un point de vue qui n’est plus seulement celui d’un Européen, mais d’un Vietnamien et d’un Asiate. Son récit prend de ce fait une tonalité originale et nouvelle, très différente malgré les apparences de celle qui caractérise l’abondante littérature journalistique consacrée aux exploits des « gars » des commandos ou des « boys » de la « First Cav ». On trouvera en particulier dans son livre de très intéressants développements sur la façon dont les Vietnamiens ont jugé par-devers eux le style des interventions et des politiques respectives des Français et des Américains dans leurs pays et sur la façon aussi dont ils s’y sont adaptés pour survivre.
Nous avons donc là, sur les décennies 1950 et 1960 dans le Sud-Est Asiatique, un témoignage très complet bien qu’apparemment fragmentaire, qui rappelle à certains égards celui que nous a livré jadis, sous une autre forme et pour une autre période, Jean Hougron. Ce témoignage nous fait incontestablement progresser dans la connaissance et dans la compréhension d’un des drames humains les plus affligeants de notre époque. ♦