Le nœud gordien
Dans un style simple, direct, bonhomme même à l’occasion, l’ancien président de la République tire les leçons de son expérience de six années de Premier ministre. Si, plongé dans l’action directe et quotidienne, il a plus agi que médité, il ne s’en est pas moins forgé « une certaine conception du pouvoir, de son exercice et de son objet en même temps que du présent et de l’avenir français ». Le sujet est de taille et l’on s’étonnera que pareil livre ait suscité si peu de commentaires. Est-ce parce que l’auteur lui-même avait jugé bon de laisser dormir dans son tiroir ces papiers, fruits d’un premier jet, qu’il entendait bien un jour mettre au point avant de les livrer au public ?
Mais c’est précisément cette forme inachevée qui leur confère une sincérité et un caractère vivant que le lecteur appréciera.
Au moment où Georges Pompidou a commencé à rédiger cette somme de réflexions, il est encore sous le coup de la crise de mai 1968 dans laquelle il a donné toute la mesure de sa capacité d’homme d’action et de sa lucidité. Ce débordement d’une jeunesse qui s’ennuie dans une Université qui n’est plus au niveau du monde moderne, il le juge pour ce qu’il est : le signe d’une crise de civilisation : « L’homme occidental se comporte partout en athée même lorsqu’il est croyant »… « Notre civilisation ne semble plus reposer que sur l’argent avec lequel on peut tout avoir “hormis des mœurs et des citoyens” suivant le mot de Rousseau. »
Cette explosion n’est qu’une fausse révolution. Aucun des pseudo-révolutionnaires de mai n’est prêt à sacrifier sa vie pour un idéal comme le fit Che Guevara, et la classe ouvrière n’a d’ailleurs pas marché. La lutte des classes s’atténue. Le marxisme a échoué dans ses prévisions. Il est à son crépuscule. Son échec est patent : dans un pays comme la Tchécoslovaquie, jadis prospère, l’économie stagne aujourd’hui (1968). En aucune façon le communisme ne peut fournir de solution politique à un pays comme la France, ne serait-ce qu’en raison de la nécessité où elle est, faute de pouvoir vivre en autarcie, d’entretenir un courant de commerce extérieur important, ce qui implique une compétitivité de ses entreprises. « L’avenir français ne sera pas aux Soviets, et condition que la prospérité économique permette l’amélioration du niveau de vie des ouvriers, à plus forte raison si les modifications de l’organisation du travail répondent aux conditions de dignité… ».
S’agissant du gouvernement et des institutions, le successeur du général de Gaulle note que « gouverner c’est contraindre », ce à quoi les Français se soumettent difficilement ; leur légèreté, leur individualisme les poussent à rechercher le changement au risque de l’instabilité. Toute la conception du général de Gaulle en matière d’institutions a donc tendu à créer les conditions de la stabilité. Mais l’après-gaulisme – l’ancien Président emploie lui-même le terme – pose deux problèmes, celui de la possible dualité qui risque de s’instaurer entre le président de la République et le Premier ministre, celui de l’éventuel glissement vers un régime présidentiel accentué qui, selon lui, n’offrirait pas moins d’inconvénients que le régime actuel. Finalement ce dernier, avec son caractère bâtard, offre assez de souplesse pour permettre de faire face à des situations très diverses si l’on veut bien « jouer loyalement le jeu des institutions de la Ve République et ne considérer le régime présidentiel que comme le dernier recours le jour où nous serions près de retomber dans le régime d’assemblée ».
Dans leur gravité et leur profondeur, ces réflexions de Georges Pompidou restent très simples, très familières. S’il est vrai comme il l’affirme que « le peuple veut avoir devant lui quelqu’un qui soit sincère et humain », c’est bien ainsi que lui apparaîtra Georges Pompidou à travers ces pages. ♦