Le Stalinisme
Le critique est quelque peu découragé quand il lui faut rendre compte en si peu de lignes d’un livre aussi volumineux, aussi attachant, aussi dense et aussi important que celui-ci.
L’auteur en est un jeune historien russe – le frère du biologiste Jaurès Medvedev qui fut quelque temps, en 1970, interné dans un hôpital psychiatrique pour avoir cherché à démanteler les théories, patronnées par le régime, de Lyssenko. Son père, professeur de philosophie à l’Université de Leningrad, avait été une des victimes des purges staliniennes de 1937 : mort en déportation, il avait été réhabilité par le XXe Congrès. C’est à la suite du XXIIe Congrès, qui confirma la déchéance du culte de la personnalité, que le jeune Roy s’inscrivit au Parti communiste et conçut – en historien et nullement en polémiste – l’idée de son livre. Il redoutait semble-t-il, que l’opinion de son pays n’interprète les décisions des derniers congrès comme un simple revirement politique, sans réaliser pleinement tout ce que la période stalinienne avait eu en réalité de morbide et de néfaste pour le développement harmonieux du socialisme. Il voulait, tant qu’il n’était pas trop tard, recueillir et présenter au public le maximum de témoignages et de preuves des erreurs, des égarements et, puisqu’il fallait bien finalement en venir là, des crimes de Staline.
Le travail qu’il a réalisé dans ce but est énorme, non pas tellement du fait de la documentation recueillie (1) et analysée, mais en raison de l’effort de réflexion qui a été nécessaire pour comprendre et expliquer une des époques les plus déroutantes et un des personnages les plus monstrueux de l’histoire russe. C’est le résultat d’une minutieuse dissection, où rien n’est négligé, où le moindre détail est pris en ligne de compte, que Roy Medvedev livre à la réflexion des historiens, des sociologues, des hommes politiques, des psychologues et du grand public.
Les scrupules que l’auteur a apportés à sa recherche et l’absolue sincérité de ses déductions sont manifestes, et seuls quelques opposants obtus et systématiques à tout ce qui nous vient de Russie sans porter l’estampille officielle de ses dirigeants actuels, pourraient les mettre en doute. A-t-il pour autant fait preuve d’une rigoureuse objectivité ?
Le régime n’en paraît pas convaincu, puisque la publication de l’ouvrage a été interdite en Russie et que sa diffusion – de ce fait forcément très limitée – n’est assurée que par le recours au Samizdat (2). Le Parti communiste de l’URSS, quant à lui, est manifestement convaincu du contraire, puisque Roy Medvedev en a été exclu en août 1969 « pour avoir calomnié le système social soviétique ».
Qu’en penseront les lecteurs occidentaux ? Les non spécialistes ne se poseront sans doute pas la question, tant le récit est entraînant, tant le style est à la fois vigoureux, alerte et clair, tant les descriptions sont vivantes, et les réflexions empreintes de gravité et de profondeur. Les spécialistes, par contre, mettront peut-être en doute certaines thèses de l’auteur, celle, par exemple, suivant laquelle l’épisode stalinien a été, dans le développement du socialisme russe, entièrement négatif : ou celle qui refuse de voir dans le stalinisme l’aboutissement nécessaire et logique de l’encerclement capitaliste de la Russie, réduite, au cours des années 1920, à chercher seule la voie du « socialisme dans un seul pays » ; ou celle encore qui dénie à Staline pratiquement toute part constructive dans la victoire de l’armée et du peuple russe sur l’hitlérisme (Joffre disait déjà : « On sait bien qui aurait perdu la bataille de la Marne… »).
Mais, quelles que soient les opinions des uns ou des autres, tout le monde aujourd’hui est bien obligé de reconnaître l’importance historique mondiale du stalinisme. Roy Medvedev apporte à sa connaissance une contribution essentielle et, à beaucoup de points de vue, décisive, en ce sens qu’aucun historien digne de ce nom ne pourra négliger ou ignorer son témoignage.
Pour ceux, en outre, qui ont suivi les efforts de la science et de la littérature russes pour se dégager du carcan qui pendant de si longues années a entravé son essor, le livre de Medvedev, aussi décourageantes que soient les circonstances de sa parution, ne peut que redonner espoir et confiance. La libéralisation en URSS n’est sans doute pas pour demain, mais une remarquable élite y travaille avec courage et obstination. ♦
(1) Surtout auprès des survivants, car les pièces officielles, si elles n’ont pas été détruites en leur temps par ordre de Staline lui-même, ont été soigneusement mises sous clef par ses successeurs.
(2) Exemplaires dactylographies circulant sous le manteau.