Paysannerie aux abois
René Dumont, qu’il n’est guère besoin de présenter à nos lecteurs, est un non-conformiste impénitent. Dans Paysanneries aux abois, il poursuit la lutte commencée il y a quelque dix ans contre les poncifs et les idées sécurisantes, si abondamment propagés dans les pays nantis concernant le sous-développement des pays récemment rendus à l’indépendance.
Ce guérisseur itinérant, qu’on appelle régulièrement au chevet de presque toutes les agricultures en difficulté de par le Tiers-Monde, n’est pas seulement un technicien des plantes, des sols, des engrais et des climats. Il se veut – avant toutes choses – sociologue. Car il estime que la production agricole d’un pays, qu’il s’agisse de cultures vivrières ou industrielles, dépend beaucoup moins des recettes de laboratoire élaborées en Occident et plus ou moins judicieusement appliquées, que des structures sociales de la paysannerie. Celles-ci ont été bouleversées du fait des révolutions politiques consécutives à l’indépendance. Le diagnostic agricole de René Dumont tient le plus grand compte de ces nouvelles orientations. Les remèdes qu’il préconise sont des remèdes globaux, donc à forte prédominance politique.
Le « décollage » des pays du Tiers-Monde passe d’abord par l’augmentation de leur production agricole, seul moyen efficace de lutter contre la sous-alimentation, le chômage et l’appauvrissement en devises. Mais ce n’est malheureusement pas là le domaine de prédilection de « l’aide au développement » extérieure, ni le terrain d’action prioritaire des gouvernements locaux.
L’hypocrisie de l’aide extérieure (récemment dénoncée par Tibor Mende dans son livre De l’aide à la recolonisation, Édit. du Seuil, dont il a été rendu compte ici même) n’a plus besoin d’être soulignée. Deux exemples, parmi d’autres, cités par René Dumont, sont particulièrement frappants. Au Sénégal, que signifie l’aide à l’arachide, lorsque, pour protéger le colza de l’Europe et le soja des États-Unis, on livre la production de cet oléagineux (et donc la rémunération du producteur) à l’arbitraire des prix mondiaux ? À Ceylan, à quoi servent les rendements accrus obtenus par les grandes sociétés productrices de thé si l’on observe que les prix à la production se sont effondrés depuis 1965, permettant aux sociétés de distribution, toutes étrangères, de réaliser des superprofits effarants (le thé noir payé au producteur 3,20 F le kilo est vendu au détail en France entre 33 et 80 F) ?
Quant aux gouvernements locaux, ils ont pratiquement partout, bien que plus ou moins ouvertement, partie liée avec « l’establishment » néocolonialiste qui trouve plus de bénéfices dans l’importation spectaculaire de tracteurs inutilisables ou de biens de consommation occidentaux réservés à son usage, que dans la révision, au prix de lourds sacrifices personnels, d’un ensemble de structures sociales périmées.
Peu à peu, estime René Dumont, la jeunesse des pays sous-développés, sinon encore l’ensemble de leurs paysanneries, prennent conscience des données réelles d’un problème qui est, en fait, celui de la survie même de toute une population. D’où des remous et des troubles allant parfois jusqu’au soulèvement ouvert, que l’auteur étudie à Ceylan, en Tunisie et au Sénégal, pour en dénoncer les véritables motivations, trop souvent masquées par la propagande officielle.
Mais suffit-il d’analyser les causes d’un phénomène social, pour convaincre de l’efficacité des remèdes préconisés ? Et plus, peut-être, que de leur efficacité, de leur réalisme ? C’est la question qu’on peut se poser en refermant le livre de René Dumont, pétillant d’idées, débordant d’indignation, désordonné dans la forme, mais parfaitement honnête, dans l’optique de l’auteur, quant au fond. ♦