Fanshen
Ce très volumineux ouvrage, au titre mystérieux, est difficile à classer dans un genre traditionnel. L’auteur lui-même en convient, qui nous dit avoir utilisé au cours de ce travail l’arsenal littéraire, tout à la fois, du romancier, du journaliste, du sociologue et de l’historien. Le résultat final lui paraît « ressembler, en esprit et en contenu, à un film documentaire ». Cette appréciation est dans l’ensemble judicieuse, avec cette réserve cependant qu’il s’agit d’un film très fortement « engagé », qui n’offre pas au lecteur beaucoup d’occasions d’interpréter librement les documents qui lui sont soumis, comme on aurait pu s’y attendre de la part d’un auteur qui se veut, entre autres, sociologue et historien.
Ceci dit, les documents proposés, qui ont trait à la révolution agraire dans les régions libérées de la Chine au lendemain de la défaite japonaise, sont d’un très grand intérêt. Cette révolution, commencée plus ou moins spontanément, puis concrétisée par la loi agraire promulguée le 10 octobre 1947 par le Comité Central du Parti Communiste Chinois, est en effet une des toutes premières réformes politiques de Mao Tsé-toung qui ne s’appliquait plus seulement à l’échelle réduite du régime de Yenan et de la VIIIe Armée de route, mais à l’échelle de la Chine entière (dont la reconquête sur Chang Kaï Chek était d’ores et déjà pratiquement acquise). C’est à partir de cette loi agraire que Mao a, peu à peu, bâti tout son système. L’étude de sa mise en œuvre est donc essentielle pour qui veut comprendre la Chine d’aujourd’hui.
William Hinton, venu en Chine une première fois en 1937, fut objecteur de conscience pendant la guerre. Une fois celle-ci terminée, il retourna en Extrême-Orient comme attaché aux services militaires américains. Il les abandonna en 1947 pour s’engager dans l’UNRWA (Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient) comme tractoriste. Il accepta ensuite l’offre du Gouvernement populaire du Nord de la Chine pour servir, d’abord comme instructeur agricole, puis comme enseignant d’anglais à l’Université du Nord. C’est dans ces conditions qu’il obtint, au début de 1948, l’autorisation de faire partie au même titre que les étudiants de l’Université, d’une « équipe de travail » chargée de promouvoir et de suivre sur place, dans un petit village du Hopeï, l’application de la réforme agraire.
Son livre est essentiellement constitué par les notes qu’il prenait au jour le jour tout au long des quelque onze mois que devait durer sa mission.
Leur originalité réside dans le fait qu’il ne s’agit aucunement de synthèses ou de réflexions personnelles sur ce qui se passait dans le village. Les événements sont présentés en quelque sorte, à l’état brut, et presque sans commentaires ni interprétations. Tel jour, à telle heure, nous raconte l’auteur, l’équipe de travail (ou la cellule du Parti, ou l’assemblée des paysans) se réunit à tel endroit. Wang dit ceci, ou cela. Hou lui répond de telle ou telle façon. Li l’interrompt. La grêle s’abat sur le village : énumération des dégâts. Tel autre jour on procède au partage des biens d’un propriétaire foncier et les paysans le battent à mort. Puis, après discussion et vote, on décide du classement de Cheng dans la classe des paysans moyens. Etc. etc.
Cette méthode dans sa simplicité se révèle extrêmement vivante et particulièrement efficace pour comprendre les motivations des habitants du village, les espoirs et les craintes qu’ils nourrissent, leurs déceptions et leurs motifs de satisfaction. On se rend compte à quel point la réforme agraire se révéla difficile à appliquer, et quel degré de souplesse fut requis des dirigeants à tous les échelons pour la faire finalement admettre et pour provoquer le consensus populaire indispensable à son adoption définitive.
Si comme, il est normal, les villageois sont, au début, surtout préoccupés de la solution de leurs problèmes personnels et immédiats, on constate que la façon dont ces problèmes sont résolus, en raison de la part incontestable qu’on leur demande d’y prendre, éveille peu à peu leur intérêt pour d’autres réformes à venir et pour les méthodes de gouvernement en général. Sans aucun doute, ce sont les efforts déployés pour la mise en œuvre de la réforme agraire qui ont permis aux Communistes de prendre sur les masses un ascendant suffisant pour canaliser ensuite à leur profit les aspirations qu’elle avait fait naître.
C’est ce changement dans la psychologie des paysans, qui devait peu à peu leur donner la conscience d’une sorte de véritable mutation de leur personnalité que l’auteur désigne par le terme chinois de « Fanshen », qui signifie, littéralement, « retourner son corps ». Ce n’est pas une mince aventure !
Mais, nous en faire vivre les différentes péripéties n’est pas le seul but de William Hinton. Son livre est également celui d’un ethnographe. Là encore, il ne s’agit en aucune façon de théories ou de généralisations, mais de descriptions minutieuses et précises : l’habitat des paysans, l’outillage domestique, les instruments aratoires dont ils se servent, les méthodes traditionnelles de culture des champs, la configuration des lopins de terre, les bêtes domestiques… tout est soigneusement passé en revue et expliqué, avec d’excellents croquis à main levée qui ne négligent aucun détail.
Qu’il s’agisse d’ethnographie ou de psychologie, la méthode de l’auteur porte évidemment en elle-même ses limites. Son livre risque d’être « snobé » par le grand public cultivé. Mais il sera certainement très apprécié par tous ceux qui savent tirer d’observations précises, concrètes et parfois terre à terre plus de matière à réflexion que n’en donnent les larges survols panoramiques des professionnels de la synthèse élégante. ♦