Les nuissances idéologiques
À intervalles réguliers, certains sociologues se demandent si nos sociétés modernes ne sont pas en voie de dépolitisation, si le poids des idéologies ne décroît pas au fur et à mesure que s’alourdit celui des techniques et des exigences économiques. Le professeur Ruyer est d’un avis tout à fait opposé, et le titre de son livre suffit à montrer la place qu’il accorde aux idéologies.
Celles-ci, à ses yeux virulentes et non en déclin, sont aux mythes ce que les drogues de synthèse sont aux produits biologiques. Plus agissantes, elles sont aussi plus dangereuses. Entre les mains de Machiavel elles sont des armes, déguisées en pseudo-sciences, et, en tant qu’épidémies, elles se répandent par un mécanisme d’auto-intoxication et d’auto-intimidation, très différent de la contagion simple des épidémies psychologiques et des modes. Submergé d’informations, l’individu a de plus en plus de peine à comprendre. Mais il veut raisonner. Alors, il aspire à des anti-valeurs ou à des solutions simplistes. Les démagogues utilisent cette énergie mentale, avec d’autant plus de facilité que « lorsqu’une idéologie commence à se répandre dans les masses semi-intellectualisées, il n’y a guère d’espoir de l’arrêter, ni d’intérêt à le tenter. Tout effort en ce sens est plein de périls pour le courageux qui voudrait réagir, et que l’on accuse d’empoisonner les puits quand il voudrait en purifier l’eau. On ne peut que fuir ou se taire, en refusant seulement, par dignité, de hurler avec les loups. On ne peut qu’attendre, attendre que les idéologies triomphantes se heurtent à la réalité ».
Mais un nouveau virus ne s’impose-t-il pas alors ? Les Chinois, avec le seul maoïsme, fertile en mutations, ont subi au moins trois ou quatre épidémies successives : la métallurgie d’amateurs, les « cent fleurs », les communes populaires, les hurlements des gardes rouges, et ils en sont au régime de Sparte. Aussi bien M. Ruyer n’est-il pas optimiste pour le proche avenir. Mais il ne rejette pas l’optimisme à plus long terme, car « rien ne peut prévaloir indéfiniment contre la réalité ». Il étudie ici les idéologies racistes, antiracistes, nationalistes, le « virilisme », le culte de la jeunesse, le « sexualisme », etc. Son livre n’est pas facile à lire, mais il apporte un précieux élément à la compréhension de certaines tensions majeures de notre temps. ♦