L’ascension japonaise
La très remarquable étude prospective d’Herman Kahn sur l’avenir du Japon, effectuée avec l’aide de l’Hudson Institute, constitue un exemple à méditer. Il n’aurait pas été pensable de rassembler une documentation aussi exhaustive, de l’analyser avec tant de soin, d’en effectuer la synthèse, autrement qu’en faisant appel à une équipe de chercheurs polyvalents, disposant de crédits importants. De telles équipes existent aux États-Unis, dans le cadre des grandes unités et de nombreux instituts de recherche, richement dotés. Nous n’avons, hélas ! rien de pareil en France. Nos chercheurs sont trop souvent isolés, abandonnés à eux-mêmes et aux maigres ressources de bourses d’études occasionnelles et toujours insuffisantes. Le résultat, c’est que la quasi-totalité des monographies importantes et sérieuses d’économie politique mises à la disposition du public français sont des traductions. C’est dans l’optique si particulière des Américains, parfois des Anglais ou des Allemands, que nous sommes condamnés à connaître des problèmes qui se posent aujourd’hui au Japon, ou en Chine… ou dans le reste du monde ! L’époque des Tocqueville, des Gobineau et des Siegfried est bien révolue !
L’ouvrage d’Herman Kahn s’ouvre sur deux chapitres consacrés à une esquisse du développement historique du Japon jusqu’en 1970 et à une étude très fouillée du comportement et de la psychologie du peuple japonais. Sur cette toile de fond, l’auteur nous présente ensuite les circonstances qui ont permis à partir des années 1950, l’extraordinaire essor de la technologie et, par voie de conséquence, de toute l’activité économique du Japon, dont le PNB total brut se situait, en 1969, au 3e rang des puissances, après les États-Unis et l’URSS. Parmi ces circonstances, il est intéressant de noter le « prix de solde » d’acquisition de la technologie américaine la plus avancée de l’époque et la décision prise délibérément d’éliminer les industries « grossières » comme celles du coton blanc, des machines à coudre, des bicyclettes ou des poteries, au profit des industries de pointe à haute rentabilité (automobiles, instruments de précision, cerveaux électroniques, etc.).
Nous entrons dans le vif du sujet avec l’examen des arguments de ceux qui croient, ou ne croient pas, à la reconduction de ce miracle économique japonais. L’auteur prend très fermement position, pour ce qui concerne au minimum la prochaine décennie, en faveur de la thèse qui prévoit un nouvel et sensible accroissement de la productivité et du Produit national brut (PNB). Sa démonstration, mesurée et objective, nous a paru très convaincante. Elle peut, en tout cas être considérée comme un excellent modèle de raisonnement prévisionnel.
Dès lors que l’on reconnaît que le Japon est en passe de devenir un géant économique et technologique, la question qui se pose naturellement est de savoir s’il pourra et voudra rester un Pygmée politique et militaire. La réponse d’Herman Kahn est sur ce point beaucoup plus nuancée. L’évolution du Japon vers le statut d’un super-État ne se fera sans doute pas, comme son évolution économique, par imitation de modèles étrangers. Il est permis de penser « que les années 1970 seront marquées par une réaffirmation du nationalisme et par un essai de redéfinition de l’identité nationale et culturelle du Japon ».
De toute façon, c’est le modèle japonais qui jouera cette fois un rôle important dans le passage, au cours des 20 prochaines années, des sociétés développées, de l’âge industriel à l’âge postindustriel. ♦