Le temps de la violence
Les ouvrages sur les derniers moments de la guerre d’Algérie ne manquent pas, mais jusqu’ici, à part les journalistes dont c’est le métier – en attendant que le recul du temps permette aux historiens de s’emparer du sujet – c’était généralement d’anciens chefs de l’Organisation de l’armée secrète (OAS), qui, sans pudeur et sans remords apparent, en dépit de l’ignominie des crimes commis, en étaient les auteurs ou en fournissaient complaisamment la matière. Il fallait qu’un responsable de l’ordre, directement impliqué dans cette tragédie, livrât à son tour son témoignage. C’est ce que vient de faire Vitalis Cros, qui fut Préfet de police d’Alger de novembre 1961 à juillet 1962, et qui est aujourd’hui Haut fonctionnaire de Défense au ministère de l’Intérieur. Rendons-lui grâce de l’avoir fait sans prétention, sans agressivité, avec une objectivité et une mesure qui l’honorent. On appréciera son souci de ne pas rouvrir des plaies à peine fermées encore qu’il ne soit pas inutile d’insister sur la vanité monstrueuse de l’action séditieuse de 1961-1962.
L’ouvrage de Vitalis Cros ne vise nullement à constituer une histoire de cette période dramatique, mais seulement à apporter un témoignage, celui d’un grand fonctionnaire de l’État, enlevé à sa préfecture des Ardennes pour prendre en charge le maintien de l’ordre à Alger en novembre 1961 alors qu’ont déjà eu lieu les premiers assassinats perpétrés par l’OAS et que la fièvre commence à monter, sans avoir encore atteint cependant le paroxysme démentiel du printemps 1962.
La « chronologie succincte des événements vus d’Alger du 1er novembre 1961 au 5 juillet 1962 » placée en tête de l’ouvrage en guise d’introduction et suivie d’un rappel historique sommaire de l’histoire politique et sociale de l’Algérie depuis le début de la colonisation et des vains efforts de réforme entrepris par le Gouvernement de la République, indique bien l’intention de dépassionner le débat en replaçant ce temps final de la violence dans une perspective historique plus large, à travers laquelle on voit se dessiner ce que l’auteur appelle « le cheminement du désordre » ou encore, pour reprendre une expression d’Abderramane Farès, futur président de l’Exécutif provisoire : « le cimetière des occasions manquées ». Cela va du rejet, par les Français d’Algérie, de la loi communale en 1881 à l’échec du projet Blum-Violette en 1927 et à la lettre morte du statut de 1947 – pourtant bien inégal pour les Algériens.
Vitalis Cros conduit habilement son récit en décrivant d’abord l’inconscience dans laquelle vivaient encore fin 1961, la majorité des Pieds-Noirs d’Alger nourrissant l’illusion qu’une solution miracle finirait par intervenir, qui ménagerait leur statut privilégié en dépit de tout ce qui s’était passé depuis 1954 et pour qui l’OAS restait un phénomène marginal qui ne perturbait pas encore directement leur existence. Il ne fallut pas longtemps pour atteindre le sommet de la violence absurde avec l’annonce, début mars 1962, des négociations pour le cessez-le-feu et l’organisation du référendum. L’échéance des « ides de mars », si elle ne prenait pas au dépourvu le Préfet de Police d’Alger, qui faisait face déjà depuis plusieurs mois à la montée de la violence, ne lui en posait pas moins un problème redoutable. En effet, avec des forces limitées en nombre, en partie inadaptées au maintien de l’ordre, et avec lesquelles il ne pouvait être question de saupoudrer l’agglomération algéroise, il lui fallait cependant mener une action de force, tout en évitant de faire le jeu de l’OAS en se laissant entraîner par l’engrenage de la répression aveugle et violente.
Le point de rupture définitive semble atteint lorsque, l’OAS ayant désigné les forces armées françaises comme l’ennemi, un attentat cause la mort de cinq soldats français à Bab-el-Oued, provoque le bouclage du quartier et déclenche l’épreuve de force qui finit par la fusillade sanglante de la rue d’Isly le 26 mars [NDLR 2020 : 80 morts, 200 blessés]. Ne serait-ce que pour le récit de cette affaire tragique, le livre de Vitalis Cros mérite d’être lu car il en fait parfaitement saisir les tenants et les aboutissants. Il montre clairement l’absurdité à partir de ce moment, de l’action terroriste qui se vante d’appliquer la tactique de la terre brûlée et aboutit en quelques mois à la fuite massive des Pieds-Noirs. Cherchant à comprendre comment les défenseurs de « l’Algérie française » ont pu atteindre ce comble de l’aberration, l’auteur parle à leur propos « d’état second », enfermés qu’ils étaient dans le mythe de leurs illusions et dans ce qu’ils voulurent prendre pour leur vérité et imposer aux autres comme tel, malgré l’évidence que l’heure de l’indépendance algérienne approchait rapidement et inéluctablement. Il souligne l’incohérence de la sédition en retraçant l’affaire des pourparlers de juin 1962 entre l’Exécutif provisoire algérien et l’OAS dont les chefs s’apercevaient un peu tard, à la veille de l’échéance inexorable, que le meilleur moyen de satisfaire leur attachement très légitime à cette terre était de s’entendre avec les Algériens.
Le ton de ce livre est dans les premières pages celui d’un rapport dont on sent qu’il est volontairement neutre afin de maintenir le lecteur sur le plan de la stricte objectivité, mais à mesure qu’il relate les événements et que son récit approche du moment où l’auteur devra, lui aussi, quitter l’Algérie, alors transparaît sa nostalgie et son attachement pour ce peuple algérien dont tant de petites gens, aussi bien que de cadres appelés à prendre la relève, lui manifestèrent amitié et volonté loyale de coopération. Et ce n’est pas le côté humain le moins attachant de ce livre empreint d’une sincérité et d’une hauteur de vues à laquelle tous les hommes de bonne volonté rendront hommage. ♦