Commentaire – De Vienne à Alger (1938-1944)
Le titre du livre de souvenirs de M. Chauvel, ambassadeur de France, est particulièrement bien choisi quel que soit le sens donné au mot commentaire : « exposé et interprétation des nouvelles, des informations », mais aussi (au pluriel) : « mémoires historiques ».
Car il y expose les épisodes de sa vie, en tant que diplomate de carrière, pendant une période mouvementée, sinon heureuse, de notre histoire politique et militaire tout en donnant son interprétation des événements auxquels il a été mêlé et son appréciation sur les principaux personnages avec qui il a été en relation. Faisant appel surtout à sa mémoire et à quelques archives personnelles, il n’hésite pas à souligner le caractère approximatif ou incomplet de ses sources lorsqu’il s’agit de détails considérés comme sans grand intérêt ; mais, dessinant d’un trait ferme tel portrait, relatant avec précision telle scène, lorsque leur présentation va dans le sens de son propos et lui paraît mériter de retenir l’attention.
Et à travers les phrases alertes, d’une forme parfaite, avec une concision et une précision recherchées jusqu’à la préciosité parfois, émaillées çà et là – mais rarement et de façon inattendue – de mots drus qui amusent par contraste, l’auteur lui-même apparaît, ou plutôt transparaît, de santé fragile, de voix douce, de paroles mesurées prononcées du bout des lèvres et sous un aspect général qui le fait paraître plus âgé qu’il n’est, ce qui lui vaudra, nous confie-t-il, d’être jugé « pas très énergique » dans le rapport de mission établi par « je ne sais quel commandant parachuté d’Alger ou de Londres ». Il est évident que l’aspect de M. Chauvel peut surprendre le soldat de métier, son intelligence et son esprit de décision ne se manifestant pas chez lui sous des formes martiales. De son côté, il semble avoir peu goûté la plupart des militaires qu’il a rencontrés : les portraits qu’il en fait ne sont guère flatteurs, mais certains de nos généraux de 1940 méritaient-ils mieux ? D’ailleurs les politiques et les diplomates reçoivent leur part d’ironie et si Gamelin, « Bouddah de Vincennes » était « en escarpins », Charles-Roux « portait avec une dignité tranquille une tête de cochon d’Inde sur un corps de bourgeois prospère, disant d’une voix profonde des choses attendues… ». Les personnages « vivent » ainsi sous les yeux du lecteur et l’atmosphère dans laquelle ils se meuvent est rendue dans la même veine, alerte : Vienne et sa « société », acceptant, quêtant l’Anschluss, Paris et la France, subissant la « drôle de guerre », puis s’y installant dans une sorte d’euphorie de drogué jusqu’au dur réveil de mai et juin 1940, pire que le plus atroce cauchemar, mais qui n’éteint ni les ambitions ni les rivalités mesquines, jusqu’aux événements de Vichy, sorte de cour de Gerolstein avec ses rites, ses parades, ses intrigues, ses révolutions de palais dans une brume surréaliste qui pèse sur la ville d’eau capitale et sa vie quotidienne dont les contingences les plus réalistes, telles que le manque de chauffage, d’espace vital et de nourriture, sont relevées au passage par l’auteur.
Mais au-delà de ces considérations qui rendent facile la lecture de cet excellent ouvrage, il y a, sur les hommes et les événements, le témoignage d’un diplomate plein de finesse, observateur perspicace et, quand les circonstances l’exigent, homme d’action avisé.
Et ce témoignage est fascinant ; il apporte sans nul doute à la compréhension de l’histoire de cette époque une contribution importante.
Connaissant Pétain depuis son enfance, ses parents s’étant liés avec le futur Maréchal lorsque celui-ci n’était que colonel, il en fait, par touches successives, un portrait qui nous le restitue ; il apparaît alors ferme dans son désir de protéger les Français contre les rigueurs du vainqueur, mais diminué par l’âge et amené, de ce fait, à agir en contradiction avec son propos initial, ne tenant pas compte des réalités et incapable d’apprécier tous les aspects de l’immense problème qu’il abordait au soir de sa vie.
La distinction qu’il y a lieu de faire, en toute équité, entre ceux qui – et le Maréchal le premier – voulaient maintenir ce qui pouvait être maintenu pour que la France puisse, le moment venu, reprendre sa place au combat et ceux qui, comme Laval, souhaitaient entraîner le pays dans un monstrueux renversement des alliances en le plaçant aux ordres d’Hitler, est soulignée par M. Chauvel. La rupture par l’Allemagne en 1942 de l’Armistice de 1940 rendant illusoire et même dégradant tout maintien d’une apparence d’indépendance, c’est vers l’action clandestine que s’oriente avec courage et efficacité notre auteur. Il reconstitue alors un noyau de ministère des Affaires étrangères dont les éléments ne vont pas tarder à être un appoint précieux pour le gouvernement d’Alger. La dernière partie du livre est consacrée, avec le même esprit et la même subtile ironie, à décrire les péripéties du voyage de l’auteur à travers la France occupée et l’Espagne jusqu’à Alger.
Ce faisant, il souligne, en passant, ce qu’ont pu être les risques de tous ceux qui ont participé à cette forme de notre combat, et c’est à juste titre qu’il rend ainsi un hommage discret à tous ceux pour qui l’aventure se terminera par une mort bien pire que celle des champs de bataille, précédée qu’elle sera trop souvent d’innommables tortures : « rien n’apparaît plus facile qu’une entreprise de cette nature, quand elle a réussi. Mais elle peut ne pas réussir ».
En fermant le Commentaire de M. Chauvel on ne peut que souhaiter que l’auteur veuille bien le poursuivre par un nouveau volume consacré aux événements importants que sa carrière lui a donné de vivre après 1944.
Un livre passionnant dont personne ne regrettera d’avoir entrepris la lecture. ♦