La Grande Terreur
Avec des titres, parmi d’autres, comme Le IIIe Reich de William L. Shiver ou La Russie en guerre d’Alexandre Werth, la collection « Témoins de notre temps » des Éditions Stock s’est déjà acquis une très solide réputation. L’originalité de ces ouvrages tient à ce qu’ils se situent à mi-chemin entre l’étude historique et le grand reportage. Ils empruntent à la première sa rigueur dans le choix et l’interprétation des documents. Du second, ils ont la spontanéité et la vivacité caractéristiques des témoignages vécus.
Le livre de Robert Conquest, Les purges staliniennes des années trente, se situe très exactement dans la ligne choisie par la collection.
Le grand public sera quelque peu surpris du nombre considérable, et du sérieux, des documents dont on dispose aujourd’hui en Occident pour l’étude d’une des périodes qui se rangeait hier encore parmi les plus obscures, les plus compliquées et les plus mal connues de l’histoire de Russie. Cette période d’une dizaine d’années – les années 1930 – est celle de la conquête par Staline du pouvoir absolu. Le « black-out » qui l’a longtemps entourée a été voulu et soigneusement organisé. Mais peu à peu, avec la mort du dictateur, le voile a été soulevé. Des renseignements ont pu être recueillis auprès des quelques survivants des camps de concentration, libérés après les divulgations du XXe Congrès. Certains témoignages officiels plus anciens qui avaient, à l’époque, paru déroutants, ont pu être expliqués. Des rapprochements et des recoupements ont fait le reste. De sorte que le tableau de cette sombre et mystérieuse période apparaît aujourd’hui avec beaucoup de netteté.
Et ceci, au point que l’auteur a pu, en beaucoup d’endroits de son étude, adopter la forme d’un véritable récit, faisant revivre dans toute leur réalité aussi bien les célèbres procès publics, que les sinistres interrogatoires secrets menés dans les caves du NKVD (la police politique de l’époque) et la vie au jour le jour des prisonniers dans leurs cellules, « isoloirs », ou camps de concentration.
Il se dégage de ces récits une impression cauchemardesque. Jamais dans l’histoire des peuples la répression des « crimes politiques » n’avait été menée à une telle échelle, jamais tant de gens n’ont été victimes d’une telle terreur. Et cela par la volonté d’un seul homme qui a mis toutes ses capacités, toute sa volonté, tous ses talents, au service d’un seul but : créer à son profit exclusif un pouvoir absolu et sans partage.
Les conséquences de cette monstrueuse mégalomanie amenèrent le pays au bord de l’abîme. Ainsi, à la veille de la guerre, le Haut commandement de l’armée – une des meilleures, sinon la meilleure, du monde –, avait été décimé. Le bilan des victimes peut être aujourd’hui établi comme suit, d’après Robert Conquest :
– 3 maréchaux sur 5 ;
– 14 généraux d’armée sur 16 ;
– 8 amiraux sur 8 ;
– 60 généraux de Corps d’armée (CA) sur 67 ;
– 136 généraux de division sur 199 ;
– 221 généraux de brigade sur 397 !
Dans les autres grades, 35 000 officiers, soit près de la moitié de l’ensemble du corps des officiers, avaient été arrêtés et exécutés. Un rapport officiel indique que sur le front de Finlande en 1940, aucun commandement de régiment ne sortait d’une école militaire. Tous avaient été promus à la hâte, à partir du rang.
Malgré les craintes que pouvait inspirer au peuple russe une telle situation, la guerre fut accueillie avec soulagement. On espérait que le danger extérieur allait détourner des purges l’attention de Staline. Pasternak fait dire à l’un des héros du Docteur Jivago, Doudorov : « … la guerre est venue comme une bouffée d’air frais, un signe de délivrance, un orage assainissant… Lorsqu’elle éclata, ses horreurs réelles, ses dangers réels, sa menace de mort réelle furent une bénédiction comparés au pouvoir inhumain du mensonge. »
Le corps des officiers n’était pas le seul, parmi les élites décimées. Chez les savants, les écrivains, les journalistes et dans l’ensemble de la classe intellectuelle, les victimes se comptèrent par centaines de milliers. Grâce à la délation et aux dénonciations en chaîne, l’homme de la rue était en fait aussi menacé que l’homme en vue. À la veille de la guerre ce système fut sur le point de se bloquer pour une cause purement technique : le nombre de suspects à arrêter dépassait la capacité d’absorption du NKVD !
On peut se demander si ce tableau, tel que le présente Robert Conquest, n’a pas été noirci pour des raisons idéologiques ou autres. Nous ne le pensons pas, du moins en ce qui concerne les chiffres statistiques et la chronologie des faits. Par contre, il est possible que le personnage de Staline ait été quelque peu déformé. Dans la présentation de Conquest, la moindre de ses actions aurait été le résultat de minutieux calculs et de prévisions détaillées, élaborées parfois, comme dans le cas de sa décision de se débarrasser de Kirov, jusqu’à 2 ou 3 ans à l’avance. D’autres témoins ont estimé que Staline était en réalité plus pragmatique et plus opportuniste, et qu’il savait modifier ses plans en fonction des circonstances. Mais, dans cette divergence d’opinions, seul le mécanisme mental du personnage est en cause. Rien ne saurait atténuer ses responsabilités morales.
Le récit de Conquest s’arrête à la guerre. La période qui s’étend de la fin de celle-ci à la mort de Staline, si elle n’est plus « racontée » d’une façon suivie, est cependant l’objet de nombreuses indications qui permettent de conclure qu’il n’y eut pas de changement radical dans les méthodes du dictateur, ni dans leurs résultats.
Tout au plus, la répression fut-elle entourée de moins de publicité – les confessions publiques fondées sur des accusations fausses furent abandonnées en 1949 –, mais son arbitraire resta le même, comme l’a montré le procès des « hommes en blanc », ces chirurgiens, juifs pour la plupart, accusés d’avoir voulu assassiner le dictateur.
La mort de Staline marqua, certes, un coup d’arrêt, qui fut concrétisé par de nombreuses libérations de déportés survivants, et par quelques spectaculaires réhabilitations, comme celle du maréchal Toukhatchevski. Mais Robert Conquest estime que la machine de répression que Staline avait créée n’a pas été pour autant démontée et reste toujours, sous le couvert du Parti unique et de la notion de l’État monolithique, à la disposition des dirigeants actuels. Il faudrait une profonde désintégration de la structure politique de l’URSS pour que La Grande Terreur soit reléguée définitivement parmi les péripéties d’un passé révolu. ♦