Nasser
C’est dévoré par une passion exclusive que, simple officier d’état-major, Gamal Abdel Nasser commet en 1952 le rapt de l’Égypte. C’est brûlé d’une même dévotion que le 1er octobre 1970, un peuple en transe s’empare de la dépouille de son maître au lendemain de sa mort à laquelle personne ne veut croire.
Qu’avait donc été le Raïs pour libérer une telle explosion dans un pays où les libertés étaient parcimonieuses et où la démocratie n’était encore qu’une promesse vaguement formulée ?
Jean Lacouture avec un immense talent nous le dit ; mieux, il nous le raconte, car son livre, s’il est, par la richesse de ses informations et de ses témoignages, une contribution magistrale à l’histoire de notre temps, est tout autant « une histoire », aventure vécue d’un homme vrai qui, page à page, prend les dimensions d’un héros, mais d’un héros faillible que ses contradictions, malgré leurs subtilités, rendent vulnérable et qui ne contrôle pas toujours les pulsions d’une violence dont l’excuse est peut-être d’avoir été caractérielle.
Le personnage, l’acteur serait-on tenté de dire, ne figure pas d’entrée de jeu dans son rôle de tribun. Plus par timidité que par modestie, mais plus par méfiance que par timidité, il se maintient longtemps dans les pans d’ombre propices à la conspiration. Son apparition sous les feux de la rampe où il a poussé Néguib en 1952 et où il a pris la place de celui-ci en 1956 n’en aura que plus d’éclat, plus de retentissement.
Certes, cette ascension ne se fera pas sans paliers aux instants où le souffle manque, sans traverses périlleuses, sans abandons cyniques d’équipiers maladroits ou malchanceux, sans déchirements, sans remords.
Faire prendre conscience à l’Égypte des aliénations qui l’asservissent, la débarrasser des contraintes qui la paralysent semble être gageure à tout autre qu’au Bikbachi [colonel]. S’appuyant sur un petit groupe d’officiers, cellule mère d’une révolution dont il entend être à la fois le théoricien et le meneur, Gamal Abdel Nasser atteindra ces objectifs sans jamais céder au découragement. Il est vrai que le triomphe de Bandoung (1955), la prise de possession du Canal (1956), la mise en eau d’Assouan, les sympathies manifestées de toutes parts et parfois sous une forme tangible seront des stimulants assez puissants pour faire oublier l’échec de la politique unitaire, le désastre des « Six jours » (1967) d’où le Raïs sortira paradoxalement grandi, haussé au fait de son autorité par son propre peuple dont l’humiliation s’effacera derrière l’extraordinaire confiance qu’il lui porte.
Jean Lacouture, à travers les mots qui tombent à leurs places d’une plume vive et toujours brillante, évoque d’une manière saisissante les étapes d’une vie politique qui, pour n’avoir pas été exemplaire, n’en a pas moins été riche d’exemples.
Avec l’auteur, nous surprenons dans la fraîcheur d’une popote d’officiers, le chuchotis des comploteurs « en bras de chemise » ; avec lui nous entendons gouailler le malicieux Goha et éclater l’énorme rire de la foule massée sous le balcon d’Alexandrie ; nous écoutons, stupéfaits, le Raïs avouer sa défaite au réveil douloureux du printemps 1967 ; nous suivons le cheminement de sa pensée dans sa quête angoissée de l’arabisme au-dehors et, chez lui, d’un socialisme dont il ne parviendra pas à définir le contour ; nous l’accompagnons au fil de ses 1 200 derniers jours où il est infatigable négociateur, médiateur, homme d’État soucieux de plaire et de capter ; nous assistons enfin à l’agonie de ce géant subitement si las qu’il n’aspire plus qu’à « dormir… dormir d’un long sommeil… dormir ».
Nous savons les liens de sympathie qui unissaient Gamal Abdel Nasser et son historiographe ; Jean Lacouture n’a jamais cherché à les dissimuler. Force est pourtant de reconnaître que son portrait est sans complaisance.
Ainsi, vigoureusement dessiné sans que l’estompe voile jamais les traits réels, le visage qui nous a hantés si souvent nous apparaît-il authentique et pourquoi ne pas le dire, vivant encore, si vivant qu’il dissimule, trop peut-être, les « hommes ordinaires » qui, n’ayant pour héritage que les succès et les échecs du Raïs, sont confrontés aux problèmes de l’Égypte « qu’il avait choisi d’incarner sans pouvoir les résoudre ». ♦