Le massacre des Indiens
Les propos et le style de Lucien Bodard ont l’abondance, l’exubérance, la profondeur et la monotonie de la forêt amazonienne. On pénètre dans ce livre comme sous la sombre verdure de celle-ci et l’on y progresse lentement, longuement, sans repères précis, sans pouvoir s’en arracher ; il faut aller jusqu’au bout de cette longue route, celle d’un reportage lyrique, à la fois constat et réquisitoire. Les autorités brésiliennes – pour des raisons probables de politique intérieure – ont elles-mêmes révélé les agissements sanglants dont l’Amazonie a été et continue d’être le théâtre. Les Indiens, depuis des siècles refoulés et détruits par les Blancs et les métis de toute espèce, se sont repliés vers les profondeurs de la forêt et de la haute savane, non sans se défendre, non sans tenter de lutter, mais en se livrant entre eux à des conflits sans pitié.
L’auteur cite peu de faits précis, datés ; il n’écrit pas un rapport ; mais il excelle à rendre une ambiance, d’autant plus qu’elle est plus cruelle, plus sanglante et qu’elle est l’émanation de toutes les boues, au propre et au figuré. Les Indiens meurent de leurs contacts avec la civilisation – tout au moins avec une certaine forme de civilisation : celle des affaires, du cruzeiro ou du dollar-roi, des hommes sans scrupule et sans pitié, pour qui le crime est un moyen, même s’il devient un génocide. Splendide et dérisoire, Brasilia, la capitale du socialisme pur, s’élève en bordure de cette Amazonie où s’exercent les rivalités et les stupidités du monde industriel en quête de matières premières : caoutchouc, or, diamant, métal rare. Se superposant à la forêt primaire, une autre jungle d’hommes engloutit les faibles et les condamne à la mort, ou à la déchéance d’un esclavage modernisé. « Il n’y a pas de solution », c’est l’avant-dernière phrase d’un livre dru, dur, où se mêlent les qualités et les défauts, également grands, d’un véritable écrivain. ♦