Le manifeste du Camp n° 1
On s’est étonné que l’auteur ait choisi de dépeindre, sous la forme d’un roman, l’agonie des officiers français capturés par les Viets à la suite de l’affaire de la RC4 (Route coloniale 4) en 1950, la tentative de « rééducation » dont ils furent l’objet, les raisons pour lesquelles ils signèrent un « manifeste » en faveur de la « fraternité des peuples » et – ce qui peut paraître être le thème principal de l’ouvrage – la folie quasi mystique de leur gardien qui applique, avec une rigidité en apparence scientifique, ses principes inexorables aux Français comme à ses compagnons de lutte.
La richesse des multiples sujets qui se fient les uns aux autres aurait justifié une longue étude socio-psychologique, à l’échelle d’un petit groupe humain placé dans des conditions exceptionnelles. La forme romanesque permet à l’auteur de créer plus facilement une ambiance tragique et de schématiser des types très différents d’hommes que seules la profession militaire et la discipline qu’elle implique unissent et solidarisent. Mais elle n’interdit pas de respecter la vérité historique. De fait, le lecteur sent bien qu’il n’est pas entraîné dans la fiction, même si certains épisodes lui semblent difficiles à croire ou certains personnages un peu conventionnels ; cette impression de « choses vécues » domine tout au long de ce livre dont il est certainement difficile de se séparer tant que la dernière page n’a pas été lue.
Les deux principaux personnages : un capitaine français que son ancienneté place moralement à la tête des autres prisonniers, et le chef de camp vietminh, ont la même intransigeance : le premier la maintient jusqu’à sa propre mort, mais ne croit pas devoir la pousser jusqu’à l’exigence du sacrifice de ses compagnons ; le second est animé par une foi qui, en d’autres lieux et en d’autres temps, en aurait fait, en dépit ou plutôt en raison même de ses doutes, un inquisiteur ou un saint. Ces deux volontés sont parallèles, mais semblables, malgré leur origine différente ; elles usent cependant de moyens opposés et ont de la morale des conceptions contraires. Deux façons de voir et de comprendre le monde se heurtent dans ce camp perdu dans la brousse du Haut-Tonkin, comme elles le font dans le monde depuis les origines et pour un temps que nul ne peut prévoir. Les personnalités moins fortes subissent l’ascendant ou l’efficacité des méthodes ; pour elles, la vie, ou plutôt la survie, compte davantage que les théories et les valeurs transcendantes auxquelles elles ne sont pourtant pas insensibles ; c’est pourquoi elles hésitent devant le dilemme posé par la proposition de signer le manifeste : « Signe ou crève » ; mais la plupart d’entre eux ne signeront qu’après en avoir reçu l’ordre de celui qui est le chef hiérarchique et possède ainsi le pouvoir de distinguer le bien ou le mal.
Le chef de camp vietminh, dans sa manie de remodeler les hommes et de refaire le monde, est un solitaire. Tout, autour de lui, conspire pour lui montrer le vrai visage de la nature et de l’homme. Il se refuse à comprendre, perdu dans son rêve isolé, mais incapable cependant d’extirper de lui un sentiment de haine né d’une jalousie amoureuse, que la théorie ne s’impose pas au réel. Il porte en lui le désespoir de la contradiction entre ses certitudes et son doute ; il n’est sûr de lui que parce qu’il désire intensément l’être. Nous avons connu en d’autres circonstances des caractères semblables.
Ce livre n’intéressera pas seulement les « anciens d’Indochine ». Il a une portée humaine à laquelle il est juste de rendre hommage. ♦