Conférence prononcée par le général Méry, Chef d'État-major des armées à l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) et au Centre des hautes études de l'armement (3 avril 1978).
L'avenir de nos armées
Mesdames, Messieurs.
Pour la troisième fois depuis que j’assume les responsabilités de Chef d’État-Major des Armées, l’occasion m’est donnée de m’entretenir avec les auditeurs de l’Institut des Hautes Études de Défense Nationale et du Centre des Hautes Études de l’Armement, regroupés comme les années précédentes en une même assemblée. Je me réjouis de cette nouvelle occasion, étant donné l’intérêt que je porte aux réflexions de qualité qui sont menées dans cet Institut et dans ce centre, sous la direction du général Marty et de l’ingénieur général Assens.
Comme les années précédentes, vous m’avez soumis un certain nombre de questions et, comme les années précédentes, je les ai regroupées en un certain nombre de rubriques.
Parmi ces questions, plusieurs portaient sur la définition de la politique militaire actuelle de la France, sur des déclarations antérieures que j’avais pu faire à son sujet, ou sur des orientations nouvelles susceptibles de lui être données. Au risque de vous décevoir, j’ai écarté délibérément ces questions et cela pour deux raisons bien précises.
La première est que notre politique militaire actuelle a déjà fait l’objet, ici même, depuis deux ou trois ans, d’un certain nombre d’exposés des plus hautes autorités de l’État ou de moi-même, qui ont été rapportés dans des revues et auxquelles vous pouvez donc vous référer, sans que j’aie besoin d’y ajouter quoi que ce soit d’autre ; cette politique a d’ailleurs été officialisée dans le préambule de la loi sur la programmation de notre effort de défense votée en mai 1976 et qui définit, d’une manière me semble-t-il très claire :
– le contexte international qu’elle doit prendre en considération.
– les grands principes sur lesquels elle se fonde et les objectifs qu’elle poursuit.
– le rôle qu’y jouent nos forces armées et les missions qui peuvent leur être assignées.
Je ne peux donc mieux faire que vous conseiller de vous reporter sans cesse, dans vos travaux, à ce préambule.
La deuxième raison est qu’il ne me revient pas de porter des jugements autres que techniques sur les problèmes de politique militaire ou de défense et que je n’estime pas opportun dans la période que nous vivons actuellement, orientée vers l’apaisement des esprits, de porter des jugements – même de cette nature technique – sur tel ou tel projet, avancé par telle ou telle tendance et qui pourraient être de nature à entretenir ou à relancer une polémique stérile.
C’est ainsi que je ne répondrai pas à ceux qui m’interrogent sur la participation éventuelle de la France à la bataille alliée, car j’estime que les conditions de cette participation ont déjà été définies avec beaucoup de netteté par les autorités responsables et notamment par le Premier Ministre. Je ne répondrai pas non plus aux questions qui traitent du service militaire et de l’armée de métier parce que j’ai déjà donné mon opinion sur ce sujet, qu’elle n’a pas varié et que la loi de programmation de notre effort de défense, dont la mise en application m’incombe en partie, est fondée sur le maintien du système de conscription. Je ne répondrai pas enfin à ceux qui veulent modifier « fondamentalement » – c’est le mot employé dans une des questions – les équilibres existant entre les trois armées car je considère qu’il est au contraire de mon devoir de Chef d’État-Major des Armées d’éviter que ces équilibres soient trop profondément ou trop brutalement bouleversés, alors qu’ils conditionnent l’efficacité de l’ensemble de notre outil militaire.
Par contre, de nombreuses questions abordent le domaine de l’actualité diplomatico-militaire et je crois, avec ceux qui les ont posées, que les problèmes qui s’y rattachent revêtent une importance particulière dans la mesure où la politique militaire et la politique extérieure sont toujours étroitement imbriquées, ainsi que l’a souligné le Ministre des Affaires Étrangères lorsqu’il s’est récemment adressé à vous.
Plusieurs autres questions ont trait à l’évolution de nos forces d’ici la fin du siècle et ont particulièrement retenu mon attention car c’est effectivement une direction dans laquelle il est nécessaire que nous orientions dès maintenant nos réflexions, comme le Président de la République nous y a formellement invités dans ses « Vœux aux Armées » du début d’année.
C’est donc sur ces deux catégories de questions que je centrerai mon exposé, en développant aujourd’hui devant vous les trois sujets suivants :
– la France et la sécurité en Afrique,
– les problèmes du désarmement.
– l’évolution de nos forces : Marine et armes nucléaires.
Je traiterai bien entendu ces trois points, non d’une manière abstraite, mais avec le maximum de réalisme, tels que je les analyse dans les fonctions de responsabilité qui sont les miennes.
Il restera enfin un dernier lot de questions plus ponctuelles, comme par exemple celles qui ont trait à l’activité des forces en 1977, au rôle du CÉMA dans l’élaboration de la programmation, aux besoins en équipement des armées, toutes questions auxquelles je répondrai très volontiers, si le temps le permet, à l’issue de mon propos et sur nouvelle intervention de votre part.
La France et la sécurité en Afrique
Premier sujet l’Afrique et d’abord, sur ce sujet, une constatation d’évidence : il existe entre ce continent et la France un ensemble de liens établis par la géographie et l’histoire, que la complémentarité de leurs économies fondées sur les matières premières pour fun et sur leur transformation pour l’autre, vient encore renforcer.
Or, il règne actuellement en Afrique – personne ne peut le nier – un climat d’instabilité qui ne peut, en conséquence, nous laisser indifférents et cela pour deux raisons principales que je rattacherai aux deux notions de sécurité et de responsabilité.
La sécurité de la France ne dépend pas, bien sûr. uniquement de la sécurité de l’Afrique, mais elle est. me semble-t-il. très fortement liée à celle-ci.
– elle l’est, en premier lieu, parce que le territoire français est proche de l’Afrique en Méditerranée, proche aussi dans le canal de Mozambique avec Mayotte, et à La Réunion ;
– elle l’est ensuite, parce que 260 000 ressortissants français vivent et travaillent en Afrique, pour l’essentiel en Afrique du Nord et en Afrique Occidentale ;
– elle l’est enfin et peut-être surtout, parce que les routes maritimes qui entourent l’Afrique servent à acheminer la plus grande partie du pétrole et des matières premières dont nous avons besoin et sont donc vitales pour notre pays. Ces routes passent au plus près du continent africain en plusieurs endroits et sont alors à portée des moyens aériens et navals des pays riverains ; à cet égard les zones de Dakar, du Cap, de Tunis revêtent une importance toute particulière, car elles constituent autant de passages obligés et « singuliers ». plus faciles à contrôler que les longs couloirs du Mozambique ou de la Mer Rouge.
La responsabilité découle des liens historiques et du rôle que nous avons joué auprès de nombreux pays africains tant au cours d’une période de colonisation dont nous n’avons pas à rougir, qu’au moment de leur accession à l’indépendance. Nous comptons en Afrique de nombreux amis, qui nous font confiance et qui attendent beaucoup de nous.
Ils attendent essentiellement que nous les aidions à affirmer leur indépendance récemment acquise, à se développer économiquement et à garantir leur propre sécurité.
C’est pourquoi, à côté des relations diplomatiques, économiques, culturelles que nous entretenons avec eux, nous avons conclu, à leur demande, un certain nombre d’accords d’aide militaire, qui s’expriment sous forme de coopération ou d’assistance technique. Nous avons même, avec certains d’entre eux tels le Sénégal, la Côte-d’Ivoire, le Gabon, la République de Djibouti, souscrit des accords de défense qui s’accompagnent de la présence sur leur territoire de certains moyens militaires permanents et de l’octroi d’un certain nombre de facilités portuaires ou aéroportuaires.
Les inquiétudes qui sont à l’origine de ce besoin de sécurité ressenti par tous les États africains sont, en réalité, de deux ordres :
Les premières sont internes ; elles résultent directement de la décolonisation qui s’est produite très brusquement et qui a donné naissance à une mosaïque de plus de cinquante jeunes États, souvent démunis, sans tradition politique et dont les frontières, artificiellement tracées, ont posé à peu près partout des problèmes ethniques ; que ces frontières soient remises en cause, que les ressources de l’un suscitent les convoitises de ses voisins, que certaines rivalités raciales soient attisées par des compétitions politiques ou idéologiques et voilà l’Afrique qui risque de s’embraser. Les exemples sont nombreux, les plus typiques étant ceux de l’Afrique du Sud et de toute cette bande du Sahel où se sont de tout temps exprimées des rivalités.
Les autres sont externes et dues essentiellement aux influences étrangères, parmi lesquelles celle de l’Union soviétique apparaît prépondérante. Certes, cette influence subit des fluctuations et des revirements, comme en Égypte et en Somalie ; elle n’en suscite pas moins des inquiétudes, parfois très vives, parmi les pays africains qui n’appartiennent pas à son obédience. Actuellement elle s’exerce dans trois zones principales, l’Angola et son environnement, la corne orientale de l’Afrique et les pays riverains de l’Afrique du Sud.
Dans un tel contexte la France, soucieuse d’assumer ses responsabilités, consciente que sa voix est souvent écoutée, forte de son indépendance à l’égard des deux grands, a affirmé sa volonté de contribuer au développement et à la stabilité de l’Afrique, dans le respect de la personnalité de chacun de ses États. Elle est à ce titre désireuse de favoriser, dans la mesure de ses moyens, l’apaisement des tensions ou des crises qui surgissent sur ce continent et qui pourraient avoir notamment pour effet de saper le « dialogue Nord-Sud » dont elle a été l’instigatrice.
Tel est le sens profond de la stratégie générale de notre Pays, qui s’appuie sur des actions de toute nature, diplomatiques, économiques… et dans laquelle s’insère la stratégie militaire à laquelle je limiterai maintenant mon propos.
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Cette stratégie comprend deux volets distincts :
– le premier est l’aide militaire que la France apporte aux forces armées de certains pays africains ;
– le second est l’engagement direct, le cas échéant, de nos propres forces.
L’aide militaire de la France peut revêtir des formes très variées susceptibles d’être regroupées dans les quatre catégories suivantes :
– en premier lieu, l’assistance fournie par des « coopérants » militaires, experts et techniciens, qui sont actuellement au nombre de 1 200 à 1 300 en Afrique ;
– en second lieu, la formation des personnels africains soit dans les écoles militaires françaises – il y a plus de 3 000 stagiaires africains en France – soit sur place en Afrique dans des écoles à la constitution desquelles nous avons contribué ;
– en troisième lieu, la fourniture de matériels, qui s’inscrit en général dans un plan d’équipement à moyen ou à long terme, mais qui nous oblige aussi parfois à effectuer des ponctions sur les commandes et les stocks des armées françaises ;
– en quatrième lieu, les prestations de service, c’est-à-dire les missions de soutien que des formations françaises spécialisées sont amenées à assurer pour le compte des forces armées locales (évacuations sanitaires, transports, remises à hauteur de matériels…).
Les moyens permanents que nous entretenons dans certains pays africains constituent, quant à eux, le premier niveau d’un engagement direct des forces françaises. Ce sont pour l’essentiel, sauf à Djibouti, des unités destinées à accueillir et à soutenir d’autres forces venant de métropole.
Celles-ci peuvent être très diverses, qu’il s’agisse d’unités parachutistes, d’unités de blindés légers, de moyens aéronavals, voire d’avions de combat ; leurs missions sont également variées ; c’est ainsi qu’à Djibouti elles garantissent la souveraineté de cette jeune république, tout en l’aidant à mettre sur pied ses propres forces armées, alors qu’en Mauritanie elles ont essentiellement pour mission d’assurer la protection de nos ressortissants.
Ces engagements ont pour caractéristique essentielle de s’intégrer toujours dans une manœuvre diplomatico-militaire au sein de laquelle ils peuvent soit créer un « fond de tableau » pour soutenir ou renforcer l’action diplomatique, soit créer pour cette dernière des conditions plus favorables. Leur conduite est donc assez délicate, elle réclame une coordination très poussée et elle passe souvent par des phases successives plus ou moins chaudes où la recherche du spectaculaire ne coïncide pas toujours avec la recherche de l’efficacité.
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La question qui se pose aujourd’hui est de savoir si, dans les nouvelles perspectives internationales qui se dessinent, nous pouvons poursuivre une telle politique ou si elle doit être amendée et dans quel sens. Mes réflexions personnelles m’amènent à envisager trois évolutions possibles.
• La première touche au volume de l’aide que nous fournissons. Nos capacités sont limitées et, dans certains domaines, nous approchons de cette limite. Si les besoins qui nous sont exprimés devaient continuer à s’accroître et à se diversifier, il nous faudrait soit accroître le montant de ce que nous apportons à l’Afrique au détriment de ce que nous pouvons offrir à d’autres régions du monde, soit, plus vraisemblablement, opérer des choix en « focalisant » nos aides de toute nature, économiques, financières, militaires sur un certain nombre de pays judicieusement choisis en fonction de l’intérêt qu’ils présentent vis-à-vis des autres pays africains et en fonction de nos intérêts propres.
• La seconde évolution, qui est un peu un corollaire de la première, a trait à la mise sur pied d’une véritable coopération euro-africaine, déjà amorcée sur le plan économique avec les accords de Lomé, et qui pourrait être étendue à la sécurité comme le Président de la République l’a suggéré lorsqu’il a proposé l’établissement d’un pacte de solidarité entre l’Afrique et l’Europe. Nous sommes en effet actuellement, du côté occidental, assez seuls dans notre action.
Il existe, semble-t-il. deux grandes catégories de pays susceptibles d’être associés à cette entreprise :
– d’une part, les pays d’Europe qui ont un passé africain et dont l’économie est, comme la nôtre, étroitement liée à l’Afrique ;
– d’autre part, outre nos partenaires et alliés actuels, un certain nombre de grands pays africains, dont le rôle s’affirme davantage chaque jour.
• La troisième évolution enfin concerne le domaine strictement militaire dans lequel il paraît souhaitable, tout à la fois, de modifier le style de l’aide que nous accordons et d’améliorer nos propres capacités d’action.
Il conviendrait, me semble-t-il. en matière d’aide :
– de mettre encore davantage l’accent sur la formation des cadres ;
– d’avoir recours à l’assistance occasionnelle spécialisée plutôt qu’à l’aide permanente polyvalente ;
– d’inciter les États à se doter de matériels robustes et simples à mettre en œuvre, de préférence aux matériels modernes trop sophistiqués dont l’acquisition ne correspond souvent qu’à des opérations de prestige. Bref, de mieux faire pratiquer la saine maxime « aide-toi. Le ciel t’aidera ».
En ce qui concerne nos propres capacités d’action, qui sont loin d’être négligeables, contrairement à ce que se plaisaient à déclarer il n’y a pas si longtemps certains augures, il va de soi que certaines améliorations sont encore à rechercher en matière de mobilité, d’autonomie, de polyvalence. Il est également certain que nous avons intérêt à rechercher dans l’ensemble de l’Afrique et dans son environnement le maximum de « facilités » de tous ordres, plutôt que de maintenir une politique de « bases » ou de « points d’appui » qui sont toujours plus ou moins précaires et qui ont un certain relent de colonialisme.
Plusieurs exemples illustrent, me semble-t-il, fort bien tout ce que je viens de dire. Sans m’attarder sur ceux dont l’effet stabilisant a été assez spectaculaire, je pose la question suivante : y aurait-il encore aujourd’hui une République de Djibouti si nous en avions évacué la totalité de nos troupes en juin de l’année dernière, comme certains le préconisaient ?
Cette stabilité que nous recherchons et à laquelle contribuent les années m’apparaît capitale, car elle seule peut permettre à l’Afrique de consacrer l’essentiel de ses efforts au développement économique et social et de trouver pacifiquement la voie politique qui lui convient. Et c’est bien à l’Europe et en particulier à la France qu’échoit la responsabilité majeure d’aider les Africains à atteindre patiemment et progressivement cet objectif. Nous n’y connaîtrons pas que des succès, nous y avons déjà enregistré des échecs, mais cela ne devrait pas modifier le sens et la volonté de notre action.
Les problèmes du désarmement
J’en viens maintenant au deuxième sujet prévu, le désarmement, domaine dans lequel la France, après plus de quinze ans de silence, fait à nouveau entendre sa voix.
Vous connaissez les grandes lignes des positions françaises, qui ont été à plusieurs reprises exposées par le Président de la République et le Ministre des Affaires Étrangères et sur lesquelles je ne reviendrai pas.
Je me propose aujourd’hui de vous présenter d’abord la logique de la démarche que nous avons adoptée et qui est basée sur la nécessité de maintenir un lien étroit entre le désarmement et la sécurité, puis de vous montrer que les propositions envisagées respectent pleinement les exigences de notre sécurité.
D’entrée de jeu. je tiens à souligner que les armées ont été étroitement associées à la réflexion sur ces différents thèmes et qu’elles ne se sont pas contentées de définir des « butoirs » ou de dresser des « interdits » ; leur apport a été au contraire, de l’avis même des autres participants, extrêmement positif et constructif car nous sommes, tout autant que d’autres et même parfois plus que d’autres (au moins pour les gens de ma génération) attachés à la détente et à la paix dont nous connaissons le prix.
Nous sommes partis, pour bâtir la nouvelle politique française du désarmement, d’une analyse réaliste et lucide du monde tel qu’il est, et cela nous a conduits à fonder notre raisonnement sur l’existence pour toutes les nations, petites ou grandes, d’un droit légitime à assurer leur sécurité, d’ailleurs reconnu par la charte des Nations Unies.
Ce droit doit bien entendu être limité et réglementé, sinon il déboucherait inévitablement sur des excès et des abus, d’où l’idée qu’il conviendrait de définir pour chaque État un seuil de sécurité optimal qui lui permette de décourager toute volonté d’agression et d’exercer librement son droit à la sécurité. Cette notion s’inscrit parfaitement dans la politique de détente que préconise la France et qui s’accompagne tout naturellement du légitime souci de ne pas descendre en dessous d’un certain seuil de sécurité puisqu’il n’y a pas de véritable détente sans défense.
Cette approche pragmatique est à nos yeux la seule qui puisse véritablement conduire au désarmement, car elle respecte la sécurité de tous les États, ce qui n’est pas le cas, ni de la voie utopique et moraliste visant à créer comme par miracle un monde totalement désarmé, ni de la voie abusive et discriminatoire de l’« arms control » adoptée par les deux Grands depuis la fin de la guerre.
Il serait illusoire cependant de vouloir dès maintenant codifier et formuler le seuil de sécurité de chaque pays, car les paramètres à prendre en compte sont innombrables et complexes, qu’il s’agisse de la richesse et de la population du pays considéré, de celles de ses voisins, des alliances en vigueur, etc.
Il est beaucoup plus réaliste, dans un premier temps, de chercher à dresser l’inventaire des facteurs d’insécurité et d’instabilité qui existent dans le monde et d’essayer de les réduire pour tendre, progressivement et par étapes, vers des situations plus sûres et plus stables. Ce n’est qu’ensuite, lorsque le monde sera plus apaisé et les tensions internes moins grandes, qu’on pourra peut-être essayer de définir de façon plus précise les différents seuils de sécurité à respecter.
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L’élimination des facteurs d’insécurité prend du reste un aspect très différent d’une partie de la planète à l’autre et cela nous a conduits à considérer séparément chaque région du monde, car chacune d’entre elle, a ses caractéristiques propres. Cela est vrai en particulier pour les zones qui sont déjà nucléarisées, c’est-à-dire couvertes par la dissuasion nucléaire et celles qui ne le sont pas.
Pour ces dernières, il serait coupable de notre part de contribuer à la prolifération des armes nucléaires, qui constitueraient un redoutable facteur d’insécurité si elles étaient introduites dans des pays situés dans des zones politiquement instables ou déchirées par des querelles internes. Qu’on songe par exemple à ce que deviendrait le Proche-Orient si les pays qui le composent en venaient à se doter tour à tour d’armes nucléaires. Puisqu’il y a encore plusieurs continents qui sont exempts d’armes nucléaires et qui dans l’ensemble souhaitent le rester, pourquoi ne pas les y encourager, je pense par exemple à l’Afrique.
En contrepartie, il va de soi que nous devrions offrir aux pays qui auraient fait ce choix une double garantie :
– d’abord celle de ne pas utiliser contre eux ni chez eux nos armes nucléaires ;
– ensuite, celle de leur ouvrir l’accès aux utilisations pacifiques de l’atome.
Tel est du reste le sens de la politique de non-prolifération que mène la France depuis deux ans. Elle pourrait être éventuellement complétée par une concertation des pays fournisseurs d’armes, en vue d’éviter, en contrepartie, un surarmement conventionnel.
Pour les pays qui sont déjà nucléarisés et notamment l’Europe qui revêt une importance exceptionnelle pour la paix du monde et la sécurité de la France, le problème se pose en des termes totalement différents.
Il est clair en effet que ce n’est pas l’armement atomique en soi qui constitue un facteur d’instabilité lorsqu’il est au service d’une politique strictement défensive et ne dépasse pas un certain niveau minimal, comme c’est le cas pour la France ; on peut même dire, au contraire, que le phénomène nucléaire a eu. en Europe, un certain effet stabilisant.
Par contre, la surabondance quantitative des arsenaux nucléaires des deux Grands, la course qualitative à laquelle ils se livrent pour tenter de se doter d’une capacité de première frappe leur permettant de désarmer préventivement leur adversaire, mais aussi et surtout l’importante disparité des armements conventionnels qui existe sur notre continent au profit de l’U.R.S.S., à côté de la parité des armements nucléaires, sont les véritables facteurs d’insécurité qui menacent l’Europe.
Comme le Président de la République l’a récemment souligné, en Europe, le détonateur principal d’un conflit n’est plus, à notre époque, nucléaire, comme ce fut le cas il y a peu, mais conventionnel. C’est en effet le déséquilibre classique européen qui peut « mettre le feu aux poudres », en entraînant l’utilisation des armes nucléaires tactiques précisément pour s’opposer à une supériorité conventionnelle et provoquer en fin de compte l’engagement des armes stratégiques qui, même s’il restait limité, serait dévastateur pour l’Europe.
Il va de soi que la politique française de désarmement ne saurait se limiter à l’approche régionale. Celle-ci comporte en effet un aspect discriminatoire auquel nous sommes hostiles car la discrimination conduit inéluctablement au monopole des deux Grands, comme c’est le cas depuis trente ans.
C’est la raison pour laquelle nous avons également présenté des mesures qui se situent au niveau mondial, comme la création d’une agence internationale de satellites ou la réforme institutionnelle de l’organisation générale du désarmement et plus précisément de l’assemblée qu’on appelle CCD et qui siège actuellement à Genève, à laquelle nous reprochons d’être dominée par les deux Grands.
Tel est le support conceptuel de la politique du désarmement de la France, dont nombre de pays se sont plu à souligner la cohérence et la fermeté et qui offre aux États qui voudront bien montrer quelque bonne volonté de très réelles possibilités de réduire le surarmement caractérisant le monde d’aujourd’hui.
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Voyons maintenant le point de vue particulier de la France et de sa sécurité.
Notre défense étant fondée sur l’existence d’une force nucléaire stratégique, commençons par le nucléaire. Comme je l’ai déjà souligné, notre force nucléaire stratégique ne saurait être considérée comme un facteur d’insécurité puisqu’elle est strictement dissuasive et basée sur le concept de « suffisance », c’est-à-dire de l’adaptation de son niveau à l’enjeu que nous pouvons représenter.
Cependant, le maintien de sa crédibilité, face aux améliorations continuellement introduites par les deux Grands, implique bien entendu que nous poursuivions nos essais nucléaires. Ceux-ci sont inoffensifs puisqu’ils sont souterrains, et on ne peut non plus les considérer comme déstabilisants pour la sécurité du monde puisqu’ils ont pour seul objet de préserver la crédibilité de notre F.N.S. Il faut d’ailleurs rappeler à cet égard que nous n’avons réalisé à ce jour qu’une soixantaine d’essais face au millier d’expériences effectuées par les deux Grands, qui constituent un immense réservoir de données scientifiques leur permettant d’améliorer la qualité de leurs armements et même de fabriquer des armes nouvelles sans faire de nouveaux essais.
Les exigences de la sécurité de la France interdisent donc que celle-ci mêle sa voix aux conversations sur l’arrêt des essais ainsi d’ailleurs qu’à celles qui ont trait aux limitations d’armements stratégiques ; ce n’est pas notre problème. Il serait illusoire en particulier de vouloir fixer dès maintenant et chiffrer de façon précise le niveau des forces nucléaires des Grands à partir duquel nous pourrions envisager de limiter nos propres forces stratégiques, puisque celles-ci ne se définissent pas en fonction du volume des forces adverses.
C’est la raison pour laquelle nous estimons, et nous l’avons clairement dit, que la première étape du désarmement nucléaire doit être l’œuvre des Grands et que nous ne saurions y prendre part avant que ceux-ci n’aient réduit de façon très sensible le volume de leurs arsenaux et mis un terme à la compétition qualitative échevelée à laquelle ils se livrent.
Mais nous mettons une deuxième condition à une participation éventuelle de la France à un processus de désarmement nucléaire, qui concerne les armements conventionnels : il s’agit de l’élimination de la disparité existant dans ce domaine en Europe.
Nous considérons en effet, comme je vous l’ai déjà dit, que cette disparité constitue indirectement un des dangers les plus sérieux pour notre continent car elle peut être le détonateur d’un conflit général qui s’étendrait ensuite aux armes nucléaires. C’est pourquoi nous avons proposé de convoquer une conférence du désarmement conventionnel en Europe, couvrant tout l’espace européen de l’Atlantique à l’Oural.
Cette conférence qui ne présenterait pas l’inconvénient, capital à nos yeux, d’être limitée à l’Europe Centrale comme le sont les M.B.F.R. (1), aurait un double objectif :
– en premier lieu le développement de mesures dites de confiance, de nature à diminuer les risques d’attaque-surprise ;
– en deuxième lieu la mise en œuvre d’un processus de rééquilibrage des potentiels en Europe.
Il va de soi que la sécurité de l’Europe, et donc aussi celle de la France, ne pourrait que gagner au succès, même partiel, d’une telle conférence.
Vous voyez donc que la nouvelle politique française sur le désarmement tout en permettant d’aller progressivement vers un monde de moins en moins armé, comme le souhaite à juste titre l’humanité entière, respecte pleinement les exigences de notre sécurité, ainsi d’ailleurs que celles des autres pays.
Il est donc permis de penser que cette approche pragmatique sera comprise par toutes les nations véritablement désireuses de réduire le surarmement et capables d’aller au-delà des apparences trompeuses ou des formules irréalistes qui ont jusqu’à présent marqué la plupart des projets.
L’évolution de nos forces
Troisième volet de mon exposé, celui qui concerne l’avenir et la nécessaire évolution de nos forces d’ici la fin du siècle. Comme je vous l’ai dit au début, je parlerai aujourd’hui surtout de la Marine et des forces nucléaires dont le développement et le renouvellement posent des problèmes d’une certaine ampleur qui font actuellement l’objet d’études approfondies ; ce qui ne veut pas dire bien entendu que les Armées de Terre et de l’Air ne seront pas elles aussi amenées à évoluer dans les vingt années qui viennent et que cela ne pose pas non plus quelques problèmes.
Commençons par la Marine. Vous connaissez la situation matérielle de cette armée qui se caractérise par une diminution continue de son tonnage et du nombre de ses bâtiments jusqu’aux environs des années 1985, du fait qu’un certain nombre d’unités atteindront d’ici là le terme de leur vie sans être remplacées, par suite notamment de l’insuffisance des constructions neuves entre 1960 et 1970.
Cette chute qui ne peut être totalement enrayée avant plusieurs années, compte tenu de la durée de réalisation des matériels navals, est particulièrement regrettable au moment où la mer est en train de devenir un domaine privilégié des compétitions et des affrontements (ce qui nous conduit par exemple à entretenir une flotte assez importante en Océan Indien).
Le phénomène bien sûr n’est pas nouveau. Nous en avions conscience lorsque nous avons établi la loi de programmation. C’est la raison pour laquelle celle-ci prévoit de faire passer la part du budget de la Marine par rapport à celui des armées de 16 % environ en 1977 à un peu plus de 18 % en 1982, augmentation qui est significative compte tenu de l’urgence et de l’importance des problèmes que nous avions par ailleurs à résoudre, comme par exemple l’amélioration de la condition militaire.
Certains s’imaginent, je le sais, qu’il devrait être possible de sortir du cadre de cette programmation et d’accroître de façon très sensible, dès 1979, les crédits alloués à la Marine afin de lancer immédiatement des constructions neuves supplémentaires. Personnellement je ne le crois pas, car cela aurait pour effet de bouleverser l’équilibre budgétaire de la défense, au détriment immédiat des autres armées, elles-mêmes confrontées à des situations difficiles ; ce serait simplement déplacer le problème.
Ce que nous avons fait par contre, c’est garantir à la Marine un « plancher » du volume de ses investissements, quel que soit le budget réel, pour être certain de réaliser la programmation prévue pour elle. En outre, au moment où nous ont été accordés les crédits dits « d’apurement » en fin 1976. nous en avons affecté près de la moitié à l’entretien programmé de la flotte.
De son côté, le Chef d’État-Major de la Marine, soucieux avant tout de maintenir le niveau des activités pour pouvoir répondre aux missions qui lui sont confiées et tout particulièrement à celles du temps de paix (car c’est cela qui compte en définitive au moins autant que le tonnage lui-même), a été amené à prendre un certain nombre de dispositions de nature à atténuer les effets de la diminution du nombre d’unités. C’est ainsi qu’il a prolongé quelques bâtiments et a constitué des équipages supplémentaires pour les nouveaux avisos, afin de porter leur taux d’utilisation effectif à la mer à près de 200 jours par an, ce qui est très élevé.
Mais il est évident que toutes ces mesures ne régleront pas totalement le problème et qu’il est nécessaire de préparer dès maintenant celles qu’il faudra prendre au cours de la prochaine décennie, pour accélérer l’amélioration de la situation et éviter, en tout cas, de revenir à des situations comparables.
Le Président de la République lui-même attache une importance particulière à cette question, comme en a témoigné le déplacement qu’il a effectué à Brest en décembre dernier pour prendre personnellement contact avec les principaux responsables de la Marine. Au cours de cette réunion, il nous a demandé de lancer une réflexion sur l’avenir de la Marine afin d’être en mesure d’établir un schéma directeur des moyens dont elle aura besoin à l’horizon 1990-2000.
Il nous sera alors possible, à partir de ce schéma, de définir avec précision, et en tenant compte des contraintes extérieures à la Marine, les ressources financières nécessaires à sa réalisation, qui se traduira très probablement, et cela doit être clairement dit, par une augmentation progressive de la part de son budget au sein du budget des armées.
Ne me demandez pas quel sera le pourcentage à atteindre ou le rythme de l’accroissement, car nous n’en sommes pas encore là et j’estime d’ailleurs qu’il serait dangereux de lancer trop vite des chiffres. Je peux vous dire par contre qu’il n’est pas exclu qu’un léger infléchissement positif du budget de la Marine soit envisagé dès l’an prochain, lors de la révision de la loi de programmation.
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Mais revenons à la réflexion entreprise, qui est sur le point de s’achever, et qui a été menée par l’État-Major de la Marine à partir, notamment, des trois grandes idées suivantes en ce qui concerne les missions des forces maritimes :
• première idée : la dissuasion nucléaire demeure la mission prioritaire de la Marine, et les moyens nécessaires à la mise en œuvre de la Force Océanique Stratégique, à sa sûreté, son environnement et son personnel doivent être dégagés en priorité sur toutes les autres activités.
• deuxième idée : la présence maritime dans le monde est pour la Marine une mission fondamentale et globale qui rassemble toutes les tâches non directement liées, soit à la dissuasion nucléaire, soit à la sûreté des approches maritimes.
Cette présence peut revêtir des formes très diverses et, par nature, elle est essentiellement variable et changeante. Elle ne peut cependant s’exercer dans toutes les mers du globe et elle doit bien entendu s’adapter aux exigences de sécurité de la France ainsi qu’aux obligations de notre politique extérieure. Nous avons pensé qu’il serait raisonnable de pouvoir la manifester d’une manière significative dans deux zones simultanément ; par exemple, à l’heure actuelle, la Méditerranée et l’Océan Indien.
Il va de soi qu’en cas de conflit d’une certaine ampleur, cette présence ne saurait être, dans tous les cas, l’œuvre des seules forces navales françaises, par suite notamment de l’étendue des routes maritimes, et que nous serions nécessairement amenés à coopérer avec d’autres. Il n’en demeure pas moins que dans ce cas le volume de notre participation serait important et que nous pourrions nous trouver momentanément isolés à un niveau de crise relativement élevé. Il convient donc d’analyser avec rigueur le nombre et la nature des bâtiments et des aéronefs nécessaires.
• troisième idée : la Marine, tout en prenant la part qui lui revient, ne doit pas se laisser absorber par les « tâches administratives » dont le nombre s’est sensiblement accru à la suite de la création des nouvelles zones économiques exclusives. Ces tâches reviennent en effet, pour la plupart, à un certain nombre d’administrations distinctes de la Marine (affaires maritimes, gendarmerie. CRS. douanes, santé…).
Le rôle de la Marine dans ce domaine s’exerce à trois niveaux :
— en premier lieu, celui du Préfet Maritime, auquel un décret récent vient de confier le soin de coordonner les interventions des administrations en mer ;
— en deuxième lieu, celui des actions occasionnelles qu’elle mène et continuera à mener avec ses avions, ses hélicoptères et ses bateaux pour la lutte anti-pollution, le sauvetage en mer, etc. ;
— en troisième lieu, celui du temps de crise où l’ensemble des activités des administrations en mer est centralisé et organisé par la Marine.
Pour remplir ce rôle, il n’est nullement besoin que la Marine se dote d’un nombre très important de moyens appropriés comme on a pu le croire lors de la création des zones économiques exclusives. Tout porte à penser que quelques unités représentant quelques milliers de tonnes devraient suffire, une telle mesure étant complétée par une certaine adaptation des unités de haute mer à ces missions nouvelles.
En fait, c’est surtout au niveau de l’organisation, de l’information et éventuellement du commandement que doit s’exercer l’influence de la Marine, certains des moyens pouvant être fournis par les autres administrations de la mer.
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Aux orientations générales ainsi dégagées, il faut ajouter celles qui s’appliquent plus spécifiquement à la définition des moyens, et là deux nouvelles idées se font jour :
• la première idée est que la mobilité stratégique et la polyvalence tactique qui constituent les principaux atouts de nos forces aéronavales ne peuvent cependant être appliquées à tous les types de bâtiments, car elles sont très coûteuses. Il en résulte qu’il faut distinguer sans doute deux types d’unités :
— d’une part, des forces aussi mobiles et polyvalentes que possible,
— d’autre part, des forces moins performantes, donc moins chères et plus nombreuses, destinées aux tâches ne nécessitant pas des moyens aussi onéreux que les précédentes.
Cela ne veut pas dire que nous allons créer deux flottes distinctes, puisqu’au contraire la plus grande partie des effectifs embarquera sur les unités les plus rustiques dont une mission essentielle sera précisément de former des marins et de fournir aux autres forces les équipages entraînés dont elles ont besoin.
• la seconde idée est qu’il faut intégrer dans la planification des constructions neuves, l’ensemble des contraintes techniques, industrielles, financières, logistiques… de nature à influer sur l’exécution des programmes.
Cela est indispensable si on ne veut pas recommencer l’erreur du Plan Bleu de 1972 qui, faute de prendre en compte toutes ces contraintes et d’en avoir prévu le financement, était dès le départ voué à l’échec.
Dans le domaine technique en particulier, comme il n’est pas possible de figer dès à présent tous les types de moyens à construire, car des percées technologiques peuvent survenir, nous avons fait en sorte que des tranches financières soient prévues chaque année pour le renouvellement et la mise à hauteur des matériels, de sorte qu’on pourra presque parler de « coût total ». pour reprendre une expression employée dans une de vos questions.
Voilà les grandes lignes de la réflexion entreprise. Elle débouche sur un certain nombre de possibilités et d’alternatives dont le Chef d’État-Major de la Marine vous parlera sans doute prochainement, qu’il s’agisse du type de porte-avions à construire, des aéronefs qui leur seront associés, du nombre et du type de bâtiments de surface à envisager, etc.
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Deuxième chapitre de ce troisième volet, celui des forces nucléaires et de leur nécessaire évolution au-delà de 1990.
Envisager cette évolution ne veut pas dire que nous ayons l’intention de changer de concept : du reste, rien ne permet à l’heure actuelle de penser, compte tenu de l’environnement international, que cela sera nécessaire dans un avenir prochain.
Cela signifie seulement que nous nous interrogeons sur les évolutions technologiques possibles, ce qui est naturel à une époque où tout se périme très vite. Il est indispensable en effet d’orienter à temps la recherche, les études et le développement de nouveaux matériels, si nous voulons conserver à la France l’efficacité et la crédibilité de sa dissuasion qui demeure notre premier devoir tant que les efforts en faveur du désarmement n’auront pas donné des résultats concrets et significatifs.
Compte tenu du caractère exploratoire des réflexions que nous avons été amenés à faire jusqu’à présent et de la discrétion qui doit bien évidemment les entourer, je me contenterai aujourd’hui de vous donner quelques indications générales :
– d’une part, sur l’évolution prévisible de nos armes stratégiques, c’est-à-dire le problème du S.N.L.E. de deuxième génération et celui dit de la troisième composante, ce qui m’amènera à parler du missile de croisière :
– d’autre part, sur celle de nos armes tactiques et notamment du Pluton sans oublier bien sûr l’arme à radiation renforcée dite « bombe à neutrons ».
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Commençons par le S.N.L.E. Il faut d’abord rappeler que notre force océanique stratégique, la F.O.S.T., est non seulement en train de se moderniser, avec la mise en service du missile thermonucléaire M 20 qui se poursuivra jusqu’en 1980, mais que l’adoption d’un missile multitêtes, ou « mirvé » pour employer le jargon à la mode, est déjà prévue – il s’agit du système M 4 – et qu’elle aura pour effet de tripler la capacité de destruction de l’ensemble de notre F.N.S.
La qualité majeure du S.N.L.E. étant son invulnérabilité, qui fait de la F.O.S.T. la composante maîtresse de notre F.N.S. puisqu’elle fournit l’essentiel de la capacité de frappe en second sans laquelle il n’y a pas de véritable dissuasion, il est naturel de s’interroger avant tout sur l’évolution prévisible de ce facteur. Je crois qu’on peut dire, sans entrer dans les détails techniques, que cette invulnérabilité des S.N.L.E. risque de décroître peu à peu dans les années qui viennent.
Certes, il est douteux qu’un nouveau mode de détection capable de découvrir les sous-marins sous la mer en toutes circonstances fasse subitement son apparition. Mais il est à peu près certain que des progrès seront accomplis dans le domaine de l’acoustique, surtout passive : les Américains font de gros efforts dans ce sens, aidés il est vrai par leur situation géographique et celle de leurs alliés qui leur permettent de tendre de vastes barrages entre îles et continents, procédé qui n’est toutefois efficace que contre les sous-marins bruyants.
Cela veut dire que nous devons impérativement améliorer la discrétion de nos S.N.L.E. pour conserver notre totale liberté d’action, tant vis-à-vis des U.S.A. que de l’U.R.S.S. qui, elle aussi, progresse dans ce domaine, bien que moins favorisée par la géographie.
Quoi qu’il en soit, le sous-marin demeurera certainement la composante principale de notre F.N.S. à l’échéance considérée. Encore faudrait-il que ses aptitudes et ses capacités répondent à l’exigence première de notre appareil dissuasif, c’est-à-dire à sa crédibilité. C’est pourquoi la priorité a été donnée à la modernisation de la flotte actuelle des cinq S.N.L.E. et de leurs armes au cours de la prochaine décennie ainsi qu’à la définition d’un nouveau type de sous-marin pour la décennie suivante.
Ne me demandez pas ce que sera ce nouveau sous-marin, quel sera son tonnage, le nombre de ses missiles, ni combien nous en construirons en fonction notamment de l’allocation en missiles de chacun d’entre eux, des zones de patrouille, de la disponibilité des bâtiments, etc. Des études sont en cours sur ces sujets et il serait à mon avis prématuré de donner dès maintenant des réponses à ces questions.
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Parallèlement au S.N.L.E., une réflexion a été entreprise au sujet de ce qu’on appelle la troisième composante, actuellement constituée par le Mirage IV qui sera retiré du service vers 1985. Quelle que soit la capacité de frappe immédiate d’Albion, la capacité de survie de la F.O.S.T., il peut être opportun en effet de diversifier notre dissuasion en rétablissant ultérieurement une troisième composante, complémentaire des deux autres. Plusieurs solutions sont envisageables, notamment le missile de croisière et le missile balistique mobile.
Le missile de croisière est un sujet à la mode non seulement parce qu’il s’agit d’une nouveauté technique, (ou plutôt de la modernisation d’un système d’armes déjà ancien) mais aussi parce que les conversations SALT lui ont donné un certain écho amplifié par nos amis européens, notamment la R.F.A. et la G.B. qui pensent pouvoir trouver dans cette arme la solution aux problèmes qui se posent à eux.
Le missile de croisière tel que l’envisagent les Américains est une arme très évoluée et sa mise au point est coûteuse à cause notamment du système de guidage à très basse altitude, le TERCOM ou dispositif de suivi de sol, qui exige, vous le savez, une parfaite connaissance du relief à survoler, qui ne peut être obtenue que par une numérisation du terrain.
En ce qui nous concerne, le missile de croisière ne se présente pas forcément sous les mêmes traits. Là comme ailleurs, le mimétisme à l’égard des Grands n’est pas nécessairement la meilleure solution. Il paraît en effet possible à une puissance moyenne comme la France de réaliser, au moins dans un premier temps, un missile plus économique mais qui répondrait néanmoins à nos besoins. L’écart probable à l’impact pourrait être beaucoup plus grand que celui retenu pour le missile américain, car notre concept de dissuasion stratégique n’est pas un concept anti-forces et n’exige pas une précision aussi parfaite à l’arrivée.
Nous pourrons alors faire appel à des techniques plus simples que celles de la numérisation du terrain, ce qui ne veut nullement dire que nous ne soyons pas capables de maîtriser cette technique ni même que nous ne soyons pas amenés à l’employer, mais seulement qu’il n’est peut-être pas nécessaire que nous le fassions tout de suite.
Voilà pourquoi nous faisons un effort dans la voie nouvelle du missile de croisière tout en restant prêts, soit à l’abandonner si elle ne répond pas aux espoirs mis en elle, soit au contraire à y consacrer tous nos moyens s’il s’avère que le missile de croisière est capable de surclasser définitivement le missile balistique, ce qui n’est nullement certain, compte tenu notamment des défenses anti-aériennes qui pourront lui être opposées lorsqu’il verra le jour.
En ce qui concerne le système sol-sol balistique, l’option d’un missile fixe – il s’agirait d’un missile mirvé comme le M 4 qui prendrait la suite du S 3 thermonucléaire en cours d’installation à Albion ou d’un missile mono-charge de très forte puissance – ne peut être systématiquement écartée. Ce missile présenterait cependant l’inconvénient majeur d’être assez vulnérable, par suite de la précision croissante des systèmes anti-forces adverses, ce qui le désignerait comme une cible facile à la première frappe d’un adversaire.
Comme il n’est pas possible par ailleurs de durcir indéfiniment les silos, sauf à les enfouir très profondément, ce qui nécessiterait de créer un nouveau site, forcément très onéreux, on en vient tout naturellement à l’idée des systèmes mobiles ou semi-mobiles.
Cette option consisterait à développer un missile plus léger que le SSBS actuel, donc mono-charge, qui pourrait être monté par exemple sur une plate-forme aérienne ou terrestre. Des études sont donc poursuivies également dans ce sens, mais il est bien évident qu’un choix devra être fait, à un moment donné, entre « missile de croisière » et « missile balistique mobile ». car nous ne pourrons, selon toute vraisemblance, nous lancer dans les deux voies simultanément.
Qu’en est-il enfin pour les systèmes tactiques ? Je ne reviendrai pas sur l’ASMP destiné à équiper les Mirage 2000, ni sur la transformation de nos porte-avions pour qu’ils puissent recevoir des « Super-Étendard » dotés de bombes nucléaires, car il s’agit de programmes déjà décidés et en cours de développement.
Le premier problème qui se pose à nous est donc celui de la succession du Pluton, puisque ce système d’armes utilise une technologie déjà relativement ancienne.
Bien que la portée actuelle de ce missile corresponde à son utilisation dans l’espace de manœuvre du corps d’armée, elle impose cependant d’amener les rampes à proximité de la zone des combats, ce qui n’est pas toujours sans inconvénients tactiques ou même politiques lorsque cette zone est située au-delà des frontières ; il est préférable dans la plupart des cas de tirer loin et de loin. C’est donc dans ce sens que nous orientons nos réflexions pour une nouvelle génération de missiles.
Nous cherchons également à mettre au point des charges plus légères afin d’accroître les facilités de déplacement des vecteurs et de les rendre plus aisés à dissimuler.
En second lieu, il se peut que nous ayons intérêt à disposer, à bord de nos bâtiments de combat, de missiles mer-mer nucléaires, ne serait-ce que pour être en mesure de résister à un chantage nucléaire. C’est un sujet auquel nous réfléchissons également, mais qui nécessite au préalable une étude au niveau du concept, dès lors que ces armements pourraient être utilisés loin du territoire métropolitain, donc selon un concept différent de celui que nous avons adopté pour les autres A.N.T.
Reste l’arme à radiation renforcée. Il faut d’abord s’entendre, je crois, sur le vocabulaire afin de bien savoir de quoi on parle.
• La miniaturisation des charges est une chose et nous savons fabriquer désormais des bombes dont le poids et le volume sont très réduits, ce qui permet de multiplier le nombre des têtes placées dans une même ogive et de réaliser des lanceurs de taille beaucoup plus réduite, donc plus maniables et plus discrets.
• Les petites puissances sont une autre chose et le résultat de nos réflexions nous a amenés à estimer qu’il pourrait être utile de nous doter d’une quantité limitée de telles armes, mais qu’il serait dangereux d’en multiplier le nombre, car cela pourrait faire croire à l’adversaire que nous sommes prêts à accepter une « bataille nucléaire » et abaisserait du même coup le seuil de notre dissuasion.
• Il y a enfin une troisième chose qui est l’arme à rayonnement renforcé, dite « bombe à neutrons » qui est à la fois miniaturisée et de faible puissance et qui présente en outre cette caractéristique essentielle d’émettre beaucoup de rayonnements pour des effets collatéraux réduits. C’est un sujet qui est actuellement évoqué avec beaucoup de passion, car il provoque chez les uns et les autres des sentiments très variés, allant de la répulsion à l’enthousiasme.
En fait, le débat n’est pas toujours placé sur le bon terrain, ni totalement exempt d’arrière-pensées. Le problème n’est pas de savoir s’il est plus grave d’irradier l’adversaire que de l’asphyxier ou de le brûler, et il est certain qu’il peut être inquiétant pour un pays comme l’Union Soviétique de voir apparaître une technique qu’elle ne maîtrise sans doute pas encore elle-même.
Ce qui est important par contre, c’est de savoir si cette arme peut renforcer ou diminuer la dissuasion. Personnellement, je pense qu’elle peut la renforcer dans la mesure où elle garantit une meilleure efficacité militaire en permettant de tirer plus près de ses propres forces et en élargissant les zones dans lesquelles l’arme peut être « délivrée » sans trop de risques pour les populations. Bien entendu, s’il n’y avait que des bombes à neutrons, on pourrait craindre un abaissement du seuil de dissuasion, dans la mesure où la limite serait de moins en moins marquée entre les armes classiques et les armes nucléaires. Mais je ne crois pas que ce soit jamais le cas, en particulier en ce qui nous concerne. C’est la raison pour laquelle nous réfléchissons aussi à ce type d’armes qui correspond à une nouvelle voie de recherche et qui peut s’intégrer dans notre concept dissuasif.
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Voilà l’essentiel de ce que je voulais vous dire aujourd’hui. J’ai sans doute été un peu long, mais je crois qu’il était important que je m’arrête quelques instants sur les sujets que j’ai traités car ils concernent tous à des degrés divers l’avenir de nos années.
Vous m’avez entendu souvent, au cours de ce propos, faire appel au réalisme. Cela ne veut pas dire que je condamne les idées, car sans idées le monde ne peut évoluer et reste figé, mais il ne faut pas que ces idées se heurtent au réel, car celui-ci finit toujours par se venger. Il ne faut pas en particulier s’imaginer comme certains le font que la rationalité résout tous les problèmes, car celle-ci entre bien souvent en confrontation avec le réel et en sort vaincue.
Dans le monde d’aujourd’hui marqué par la complexité, et à cause de celle-ci. nous avons besoin d’un système de pensée qui tienne compte des choses et des hommes tels qu’ils sont. Cette notion est de plus en plus répandue de nos jours et certains intellectuels, vous le savez, se sont efforcés de la formuler.
En ce qui me concerne et dans le poste que j’occupe, je suis convaincu que le réalisme, qui n’exclut bien évidemment pas l’imagination, est bien souvent la clé du succès et la voie du progrès.
Je vous remercie de votre attention et, dans quelques instants, je me livrerai bien volontiers à vos questions. ♦