Allocution du Premier ministre à la séance inaugurale de la 31e session de l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), le 18 septembre 1978.
Allocution du Premier ministre à l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN)
Ma présence ici aujourd’hui, celle des membres du Gouvernement et des hautes autorités responsables de la Défense nationale, ont pour but de souligner, une fois de plus, qu’aux yeux du Gouvernement, l’indépendance nationale, objectif fondamental de notre politique depuis vingt ans, dépend de notre défense. Mais, je voudrais saisir l’occasion qui m’est offerte aujourd’hui pour souligner le rôle de facteurs non militaires, qui conditionnent l’efficacité de cette défense et la sauvegarde de notre indépendance.
L’idée d’indépendance, comme celle de liberté, sont chères à l’esprit des Français. Elles expriment, l’une à l’échelle de la nation l’autre à celle de l’individu, la même aspiration à affirmer sa personnalité et à assumer la maîtrise de son destin.
Elles constituent notre bien le plus précieux, celui qu’il nous a fallu si souvent défendre. C’est pourquoi elles sont indissolublement liées dans la mémoire individuelle et collective des Français.
Mais notre conception de l’indépendance doit s’appuyer sur une vision réaliste et lucide du monde où nous vivons et de son évolution.
Le monde contemporain est dominé par l’existence des armements nucléaires. La terrible menace que ces armements font peser sur tous limite le recours à la violence entre les nations. Celles-ci sont obligées bon gré, mal gré, même les plus puissantes, à élaborer ensemble puis à respecter une sorte de règle du jeu international, encore bien imparfaite et bien timide mais qui évite, dans le domaine militaire, les affrontements majeurs.
Par ailleurs, sous les effets conjugués de la croissance démographique et du progrès technique, les limites du monde nous apparaissent de plus en plus étroites. Les relations entre les hommes et entre les nations sont de ce fait caractérisées à l’heure actuelle :
– par une solidarité et une interdépendance accrues, d’une part ;
– par une compétition de plus en plus ouverte et de plus en plus sévère, d’autre part.
Dans de telles conditions, l’indépendance ne saurait reposer sur une politique d’isolement, de repliement sur soi, d’autarcie ou de protectionnisme qui ne conduirait le pays qu’au déclin.
Nous devons au contraire avoir une attitude d’ouverture à l’égard de ce monde bouillonnant, mais riche de promesses, et participer activement à la concurrence sous toutes ses formes qui est en définitive le meilleur stimulant du développement des sociétés humaines.
Dans ce contexte, assurer et maintenir notre indépendance tout en apportant notre contribution active à la coopération entre les nations, cela veut dire :
– affirmer et faire respecter notre personnalité et notre souveraineté ;
– sauvegarder en toutes circonstances notre entière liberté d’appréciation et de décision ;
– nous garantir, par les moyens appropriés, dans tous les domaines, et notamment celui de la sécurité, contre les pressions, les menaces ou les agressions qui viseraient à limiter notre liberté de décision.
Tels sont les fondements de la politique originale qu’a adoptée la France voici vingt ans, et que le Gouvernement poursuit fermement, sous l’autorité du Président de la République.
C’est en application de ces principes que nous avons notamment été conduits :
– à nous doter, seuls, sans l’aide de quiconque, des armes, notamment nucléaires, nécessaires pour assurer, par nos propres moyens, notre sécurité ;
– à confirmer notre appartenance à l’Alliance Atlantique au nom d’une nécessaire solidarité, mais aussi à sortir de l’organisation intégrée de cette Alliance, au nom de notre indépendance ;
– à ouvrir nos frontières et à lancer nos entreprises dans la concurrence internationale, pour le plus grand bien de notre économie ;
– à poursuivre obstinément depuis 1950 la grande entreprise d’unification de l’Europe Occidentale en la fondant sur la réconciliation définitive de la France et de l’Allemagne Fédérale, et en espérant que la solidarité de plus en plus étendue des États européens puisse conduire un jour à leur confédération ;
– à engager – seuls au départ – la politique de détente, d’entente et de coopération avec les pays de l’Est, et à reconnaître la République Populaire de Chine ;
– à prendre, au nom du réalisme et de la solidarité, l’initiative du dialogue Nord-Sud ;
– à apporter, au nom de la solidarité et de l’interdépendance, notre aide militaire à certains pays africains amis.
La mise en œuvre d’une telle politique implique, bien entendu, de la volonté et des efforts dans tous les domaines où se situent ce que j’appellerai les facteurs fondamentaux de l’indépendance nationale.
Au premier rang de ces facteurs, la défense militaire est celui qui entre en jeu, de façon potentielle ou réelle, lorsque la compétition risque de dégénérer en conflit.
Le Président de la République, le ministre de la Défense et moi-même, nous avons déjà à plusieurs reprises, et notamment en ce qui me concerne au camp de Mailly, le 18 juin 1977, exposé les données, les principes et des composantes de notre politique militaire (1).
Je me bornerai donc aujourd’hui à rappeler que cette politique est fondée, en premier lieu et en priorité sur des forces nucléaires suffisantes pour dissuader toute agression militaire contre nos intérêts vitaux, en second lieu sur des forces conventionnelles destinées à assurer, d’une part la sûreté et la crédibilité de nos forces nucléaires, et d’autre part, à l’extérieur des zones couvertes par la dissuasion, le soutien de nos intérêts légitimes et de nos actions au service de la paix, de la liberté des peuples et de leur dignité.
Poursuivie depuis vingt ans avec une remarquable continuité, en dépit du scepticisme et des oppositions passionnelles des uns, des procès d’intention des autres, réalisée par nous-mêmes sans aucune aide extérieure, bénéficiant enfin, depuis quelques années, d’un très large consensus national, cette politique répond efficacement à notre souci de sécurité et d’indépendance.
Elle continuera d’y répondre grâce à la loi de programmation militaire votée en 1976 et appliquée depuis avec ténacité en dépit des difficultés économiques et financières que nous connaissons.
Mais je voudrais aujourd’hui insister plus particulièrement sur les facteurs non militaires de notre politique d’indépendance, sans lesquels l’efficacité de notre politique militaire elle-même pourrait se trouver réduite.
L’armée n’est et ne peut être qu’une partie intégrante de la nation. Elle vaut ce que vaut la nation qui la soutient et qui l’irrigue.
La démographie, l’économie, les institutions commandent donc pour une large part l’aptitude d’une nation à assurer son indépendance et sa défense.
Ai-je besoin de rappeler l’importance primordiale du facteur démographique ?
Si la France a, jusqu’au XIXe siècle, tenu en Europe et dans le monde, sur le plan politique, militaire et culturel, le rôle que nous connaissons, c’est indéniablement d’abord en raison de sa position démographique prépondérante.
Si la fécondité française avait, aux XIXe et XXe siècles, suivi le modèle britannique, nous aurions compté 100 millions d’habitants en 1913 et nous serions aujourd’hui 120 millions.
Peut-être l’Europe n’aurait-elle pas connu les guerres suicidaires dont nous portons encore les traces, peut-être la langue et la culture françaises auraient-elles conservé la place éminente qui était la leur il y a encore un siècle.
Malheureusement nous sommes aujourd’hui au 15e rang mondial, au 5e rang en Europe, et si notre taux de natalité ne se relève pas, nous continuerons de régresser et nous risquons fort de n’être plus, dans vingt ou cinquante ans qu’un pays de vieux ; alors que l’étendue et la fertilité de notre territoire nous permettraient d’être beaucoup plus nombreux que nous ne le sommes aujourd’hui.
Il est donc important de renverser la tendance.
Poursuivant l’effort accompli au cours de ces dernières années, le Gouvernement, conformément au Programme de Blois, fait de l’aide à la famille la priorité de sa politique sociale.
Il ne peut y avoir d’indépendance réelle ni de défense efficace sans une économie saine et forte.
Or, nous avons la redoutable tâche d’adapter notre agriculture et notre industrie aux conditions nouvelles du monde dans une conjoncture mondiale incertaine.
La « crise » que nous connaissons n’est pas un phénomène passager à l’issue duquel nous retrouverons les tendances et les comportements d’avant 1974. C’est un phénomène profond, dont la durée et l’ampleur sont encore difficiles à apprécier et d’où sortira un monde fort différent de celui que nous avons connu.
Sous les effets cumulés d’un progrès technique en accélération constante, d’une progression démographique vertigineuse et inégale, et d’un déséquilibre croissant dans la répartition des richesses, la course aux matières premières et aux ressources alimentaires sera de plus en plus âpre.
Dans un contexte caractérisé par une énergie rare et chère, par le dérèglement des relations monétaires internationales et par l’apparition de nouveaux concurrents industrialisés, la compétition entre les nations deviendra de plus en plus sévère.
Pour faire face à cette transformation sans précédent, il n’est plus possible d’agir sans vision, ni sans dessein.
Nous devons au contraire nous placer dans une perspective à long terme, y examiner en toute objectivité, sans complaisance, quels sont nos atouts et nos faiblesses, en déduire les axes sur lesquels devront, en priorité, porter nos efforts et mettre en œuvre sans délai les réformes profondes qui donneront à notre économie la vitalité et la compétitivité nécessaires. Le temps joue contre nous. Nous ne pouvons ni ne devons plus attendre. C’est dès aujourd’hui en effet que nous préparons, pour la France, l’an 2000.
J’ai eu, à maintes reprises, l’occasion de développer les différents aspects de cette politique économique globale, rigoureuse certes, mais inéluctable. Elle est réalisable si nous y consacrons les efforts nécessaires.
En vous demandant d’y réfléchir dans le cadre de vos travaux à l’Institut, je me contenterai donc de vous en rappeler les principes :
– Défense du Franc par une lutte continue contre les causes véritables de l’inflation, car vous pouvez l’observer autour de vous, et je le dis deux jours après un voyage en Allemagne fédérale, la solidité de la monnaie fait la force d’un pays, en même temps qu’elle l’exprime.
– Moindre dépendance énergétique, grâce au développement des énergies nouvelles et notamment du programme électro-nucléaire qui sera incontestablement l’un des piliers de notre indépendance.
– Compétitivité de nos entreprises à l’exportation, par un effort accru de recherche et d’innovation, par la réalisation des réformes nécessaires en matière d’organisation, de production et de commercialisation, et par le développement et la poursuite de nos efforts dans les domaines où nous avons des atouts incontestables : techniques de pointe, industrie agro-alimentaire, océanologie, etc.
Des succès que nous obtiendrons dans ces domaines dépendra l’amélioration durable du niveau de l’emploi en France. Car les politiques qui créent un plein emploi artificiel aux dépens de l’équilibre extérieur et de la monnaie sont celles que l’on paie plus tard par un chômage socialement et humainement douloureux : notre pays en fait à l’heure actuelle la douloureuse expérience.
C’est à la mise en œuvre de cette politique de redressement. d’adaptation et de rénovation que le Gouvernement s’attache avec ténacité, en dépit des difficultés et des incompréhensions, mais en toute connaissance, croyez-le bien, des efforts et des sacrifices qu’il demande aux Français, mais aussi de la connaissance des chances de la France qu’il ne faut point gaspiller.
Enfin, je ne quitterai pas le domaine économique sans mentionner les sujets de réflexion que j’avais proposés dans cette enceinte, voici deux ans, sur certains aspects des relations qui existent entre la politique économique et la politique militaire.
Les comptes rendus que vous m’adresserez, mon général (2), prochainement sur les premiers résultats auxquels auront abouti les travaux menés en ce domaine par votre cellule de recherche feront, soyez-en sûr, l’objet d’un examen très attentif, car ils nous permettront d’y voir plus clair dans des problèmes particulièrement complexes.
En attendant ces résultats, je me bornerai aujourd’hui à vous rappeler l’importance que le Gouvernement attache à ces problèmes, et à attirer votre attention sur le plus évident et le plus important d’entre eux, celui du rapport entre la situation de l’économie d’une part, l’effort de défense d’autre part.
Notre effort de défense militaire doit en effet se développer dans la limite des ressources que nous pouvons y consacrer sans mettre en péril notre économie.
Cela implique des choix souvent difficiles et même cruels, mais qui ne peuvent, aujourd’hui moins que jamais, être éludés.
Un autre facteur de l’indépendance est celui que j’appellerai la « solidité » des structures internes de la nation.
J’entends par là, tout d’abord, la stabilité des institutions : celles de l’État bien évidemment. La France a l’immense privilège de bénéficier d’une constitution qui a fait depuis vingt ans les preuves de son efficacité. Mesdames, Messieurs, comment la France eût-elle pu être gouvernée dans les circonstances politiques qu’elle a connues de 1976 à 1978 si notre constitution n’avait pas donné au Président de la République et au Gouvernement nommé par lui les moyens d’assurer la stabilité et la continuité de l’Exécutif ? Aussi avons-nous le devoir de veiller jalousement au respect de notre constitution, dans sa lettre comme dans son esprit et d’éviter tout glissement nouveau, fût-il subreptice, vers un régime des partis.
Mais nous devons aussi veiller à tenir compte de plus en plus d’un besoin de notre société moderne : le développement des responsabilités dans l’économie, dans la vie sociale, dans la gestion des collectivités locales.
Liberté, responsabilité et justice sont dans un pays les conditions de la cohésion sociale.
Cette cohésion s’affirmera d’autant mieux que sera assurée la sécurité des citoyens face au phénomène nouveau que constitue dans les sociétés contemporaines, la montée de la violence sous toutes ses formes.
En apportant à ces problèmes des solutions à la fois raisonnables et durables auxquelles je vous demande de réfléchir, nous renforcerons la capacité globale de la France de maintenir son indépendance.
Tels sont. Mesdames et Messieurs les auditeurs, les sujets de réflexion que je voulais vous soumettre, au seuil de cette année de travail en commun, sur les grands problèmes vitaux de notre pays.
Il vous appartient maintenant de les approfondir ensemble, en y apportant les idées, la sensibilité, la compétence et les préoccupations propres à chacun d’entre vous, à la famille spirituelle, philosophique ou politique, au milieu professionnel ou à la région auxquels vous vous rattachez, et en faisant en sorte que cette diversité qui fait l’originalité de l’I.H.E.D.N. soit enrichissante pour tous.
Vous avez de surcroît, et à bien des égards, la chance de participer aux travaux de l’Institut pendant une année où les études sur la conjoncture mondiale et son évolution porteront sur l’Extrême-Orient, et plus particulièrement sur le Japon et la Chine, avec un voyage d’étude dans ce dernier pays.
Vous aurez ainsi la possibilité d’étudier de près deux pays qui sont déjà et seront demain parmi les tout premiers acteurs du monde de demain, et où vous pourrez mesurer le poids relatif des différents facteurs de l’indépendance.
Je suis certain que ces réflexions et les discussions auxquelles elles donneront lieu parmi vous, vous conduiront, au-delà de vos différences, à la conviction que, dans un monde qui sera dur, on peut avoir confiance dans l’avenir de la France si les Français savent respecter les disciplines et accomplir l’effort dont dépendent le rôle et le rang de leur pays en Europe et dans le Monde.
Pour moi, qui ai la charge de conduire l’action du Gouvernement dans des circonstances particulièrement difficiles, je voudrais vous dire que je ne vois pas de raisons – je n’en ai pas vu jusqu’ici et je n’en vois pas pour demain – de douter des Français dans le service de la France. ♦
(1) Voir le texte intégral du discours de Mailly dans notre numéro d’août-septembre 1977.
(2) Le général de corps d’armée Marty, directeur de l’Institut des Hautes Études de Défense Nationale et directeur de l’Enseignement Militaire Supérieur.