Dardanelles
L’expédition des Dardanelles a sombré dans l’oubli, ou à peu près. Le livre que lui consacre Alan Moorehead la ressuscitera certainement. Il est difficile de ne pas se sentir, dès les premières pages, intéressé par le ton de l’auteur, l’aisance avec laquelle il reconstitue l’atmosphère, le brio et l’humour avec lesquels il mêle l’anecdote aux questions de haute stratégie. C’est à la fois de l’histoire et du reportage. À lire ce livre, on croit difficilement que son auteur n’a pas assisté lui-même aux événements qu’il raconte, tant le sentiment de présence est intense.
Le récit est fait minutieusement, jour par jour, heure par heure. Le livre aurait sans doute gagné à être un peu moins long ; ce qu’il aurait perdu en précisions, en détail, en notations vivantes, il l’aurait rattrapé en puissance. Mais il ne faut pas trop chicaner sur le plaisir que prend le lecteur à suivre le déroulement des travaux des états-majors et celui de l’exécution.
En fait, cette immense et cruelle tragédie que fut l’expédition des Dardanelles prend souvent, sous la plume d’Alan Moorehead, un aspect de comédie bouffonne. Les portraits qui sont tracés d’une encre acide donnent des grands chefs une piètre opinion. Il est difficile de croire que tous ces généraux et amiraux furent les pantins que nous décrit l’auteur. Leur inexpérience cependant était grande, autant que leur bonne volonté. Mais on pensera sans doute que pour beaucoup, c’est davantage une caricature que nous présente l’auteur qu’un portrait véritable.
Alan Moorehead parle des Britanniques. Le lecteur français aurait été heureux que l’histoire de ses compatriotes ait été davantage développée. Envers les chefs et les soldats français, l’auteur se montre d’une correction parfaite, et se garde des plaisantes esquisses qu’il dessine des Anglais, Australiens ou Néo-Zélandais. Même les traits pourtant si originaux de l’amiral Guépratte s’estompent, pour ne plus laisser place qu’à son légendaire courage.
Le lecteur trouvera donc dans cet ouvrage tous les renseignements qu’un honnête homme peut désirer sur l’expédition des Dardanelles. Il prendra son parti de l’attitude critique et humoristique de l’auteur et apportera, aux faits racontés, un coefficient approprié de rectification. Ceci fait, il trouvera certainement le plus grand intérêt en même temps que le plus grand plaisir à sa lecture. Il y trouvera aussi une inépuisable mine de réflexions sur la guerre et le comportement des hommes devant les responsabilités et devant le danger.
Et sans doute, pour faire naître ces réflexions, qui resteront pour le lecteur la leçon durable de l’ouvrage, valait-il mieux adopter le ton d’Alan Moorehead que de faire un commentaire austère. Ajoutons que la traduction est très bonne, ce qui contribue à rendre aisée la lecture de ce livre si dense. ♦