L’exode de mai-juin 1940
Cet épais volume est, à notre connaissance, le premier ouvrage d’ensemble sur l’exode de mai-juin 1940. Il ne faut pas s’en étonner, quand on constate les difficultés que rencontre un auteur dans le dépouillement, le classement et l’interprétation des innombrables témoignages sur une période qui reste profondément inscrite dans la mémoire de ceux qui l’ont vécue comme le comble du désordre et de l’incohérence. Il faut être reconnaissant à M. Jean Vidalenc de s’être attaché à donner une première vue d’ensemble d’un phénomène qui reste certainement incompréhensible à ceux qui y ont participé. Certes, comme il le dit lui-même, un tel ouvrage ne peut être définitif. En le lisant, on se pose une série de questions qui restent sans réponse, qui le resteront longtemps encore et, pour certaines d’entre elles, n’en trouveront sans doute jamais. Mais il était particulièrement utile que quelques avenues et de nombreux sentiers soient tracés dans cette forêt touffue de faits. Nous ne croyons pas nous tromper en écrivant que le travail auquel s’est livré M. Jean Vidalenc sera un de ceux auxquels les historiens futurs auront longtemps à se référer.
L’auteur a divisé son livre en quatre parties. Dans la première, il expose les conceptions et les plans sur lesquels reposait l’évacuation des populations civiles avant 1939, et les conditions dans lesquelles elle a été réalisée avant mai 1940. Dans la seconde et la troisième, qu’il intitule de façon imagée « Le flot de mai » et « Le raz-de-marée de juin », il juxtapose, en les classant, un nombre considérable de témoignages divers sur l’exode. Dans la quatrième enfin, il traite des problèmes dont il vient de décrire les différents aspects, et donne une conclusion que, prudemment, il qualifie de « provisoire ». En appendice, se trouvent une note sur l’intervention de l’aviation italienne en France au mois de juin, des données statistiques à la date du 18 août 1940 et une importante bibliographie.
On voit ainsi apparaître clairement, dans le plan suivi par l’auteur, ce qui devient encore plus net et plus convaincant à la lecture de l’ouvrage : la progressivité de la perte du contrôle du phénomène par les pouvoirs publics, et, en sens inverse, la progressivité de la psychose qui, en s’enflant de jour en jour, se transforme en panique et aboutit à l’invraisemblable chaos que l’on ne se rappelle que trop.
Les prévisions d’avant-guerre se basaient sur le dogme de la solidité de la ligne Maginot, et n’envisageaient en conséquence que des évacuations réduites à la population « inutile » des départements-frontière ; les fonctionnaires devaient rester sur place et prêter leur concours aux autorités militaires. Des départements d’accueil étaient prévus. Il s’agissait d’une opération de vaste envergure, certes, mais se déroulant méthodiquement dans des conditions de délais suffisants. À cette évacuation, qui avait pour but de faire le vide sur les champs de bataille probables, s’ajoutaient des mesures de repliement de certaines ressources, de même que l’éloignement d’une partie de la population de certaines zones ou grands centres urbains estimés menacés d’invasion ou de bombardements aériens. L’exécution de ces plans pendant la période de stabilisation de septembre 1939 à mai 1940 se fit, dans l’ensemble, suivant les prévisions, malgré d’inévitables difficultés pratiques. Si, de l’étude de M. Vidalenc, on peut tirer de nombreux enseignements sur le détail des mesures à prévoir, il n’en reste pas moins que, dans une ambiance de calme et en prenant le temps nécessaire, les plans se révèlent indispensables.
Mais l’attaque allemande du 10 mai va changer complètement les conditions du problème. C’est d’abord le déferlement sur la France des réfugiés belges et luxembourgeois, en nombre beaucoup plus important que celui qui avait été prévu. Le repli de certaines unités militaires alliées complique les choses, sur le plan psychologique surtout ; le passage, dans nos villes et dans nos campagnes, d’hommes en armes et de personnes d’âge mobilisable crée une première impression de stupeur – c’est une preuve évidente de l’évolution défavorable des opérations – puis des réactions en chaîne qu’il est de plus en plus difficile de contrôler et de dominer. La percée allemande du mois de mai menace des populations dont l’évacuation n’a pas été prévue ; il faut donc improviser. L’auteur note d’ailleurs que dans les premiers jours, certaines improvisations donnent des résultats au moins comparables à ceux des prévisions faites à loisir. Ce qui est notable, c’est le parallélisme entre l’avance allemande et le départ des populations ; celle-ci précède celle-là de vingt-quatre ou quarante-huit heures. Vue dans son ensemble, l’évacuation rapide des populations s’effectue cependant dans un ordre relatif, malgré les innombrables détails tragiques ou cocasses dont cet ensemble est fait. Les autorités sont dépassées par les événements, certes, mais arrivent cependant à les dominer de temps à autre et à leur donner, vaille que vaille, la forme qu’elles désirent. L’arrêt momentané des Allemands sur la Somme se traduit d’ailleurs par un arrêt des départs, et quelques jours de répit permettent « d’encaisser » sans trop de dommage « le flot de mai ».
Puis se produit « le raz-de-marée de juin ». La reprise de la progression allemande, l’entrée en guerre de l’Italie, la forme des manœuvres pénétrantes et enveloppantes des adversaires devant lesquels se replient les populations, l’action de l’aviation, bombardant et mitraillant les convois sur les routes et sur les voies ferrées, la désorganisation de la SNCF qui, malgré ses efforts, ne peut réparer ses voies et ses ponts, conduisent à des mouvements désordonnés, souvent tourbillonnaires. Des millions de personnes errent sur les routes, proie facile pour toutes les psychoses, obéissant à des impulsions qui naissent le plus souvent de rumeurs incontrôlées. Les autorités sont largement débordées, agissent suivant des initiatives parfois heureuses, parfois malheureuses. Il est inutile d’insister sur cette atroce période. La lecture des longues pages que lui consacre l’auteur fera renaître chez le lecteur des souvenirs de cauchemar…
Cette gigantesque « pagaille » a-t-elle été voulue, au moins partiellement, par certains hommes qui pouvaient y trouver une possibilité de s’emparer plus facilement du pouvoir ? L’auteur répond affirmativement, tout en nuançant cette réponse. A-t-elle été sciemment provoquée par l’ennemi, manœuvrant en toute sérénité la fameuse « cinquième colonne » et dirigeant à sa guise cet exode ? Pour l’auteur, la participation de la cinquième colonne est indéniable, sans qu’on puisse toutefois lui attribuer toute la responsabilité, car ce phénomène collectif était en grande partie spontané et son contrôle ne pouvait pas davantage être totalement assuré par l’ennemi que par les autorités nationales.
Il reste qu’une conclusion peut être retenue : si l’exode n’avait pas eu lieu, il est certain que les pertes en vie humaines, dans les populations civiles, auraient été beaucoup plus importantes qu’elles ne l’ont été. À ce titre, l’exode, malgré l’horreur de certaines situations, malgré l’immense désordre qu’il a entraîné, malgré les conséquences difficilement appréciables, cependant évidentes, sur l’état physique et nerveux de la population, a eu un résultat favorable.
Plus discutable paraîtra l’affirmation que l’exode a été une première manifestation de la Résistance. Y voir un refus de collaborer avec l’ennemi, un refus d’accepter sa domination, c’est sans doute solliciter un peu les faits. C’est une vue philosophique de l’auteur et du préfacier que rien, ni dans nos souvenirs de ce temps, ni dans les très nombreux incidents et récits qui sont consignés dans le livre, ne nous semble corroborer. Que les souvenirs de l’exode aient, plus tard, favorisé dans une certaine mesure le développement de la Résistance, cela, par contre, est fort vraisemblable.
Ouvrage nourri de faits, excellente introduction et excellente préparation à des travaux ultérieurs, rendant bien compte de ce phénomène de l’exode et permettant de tirer des enseignements précieux, tel est le livre de M. Jean Vidalenc, dont la lecture ne peut être que vivement conseillée. ♦