L’Empire de la Peur
Trois ans après leur célèbre « évasion », Vladimir et Eudokia Petrov, enfin délivrés de la peur, parlent.
Ce n’est pas seulement l’épisode dramatique de leur passage à l’Occident qu’ils nous racontent, mais les grands événements de la politique soviétique que nous, Occidentaux, avons si souvent du mal à comprendre et dont nous ne réalisons pas toujours la portée.
Page par page, nous voyons naître et grandir la Révolution, nous assistons à son emprise croissante sur les campagnes et jusque sur les hameaux les plus reculés de la Sibérie ; nous vivons les grandes purges de Staline ; nous sommes témoins de la mise au point du meurtre de Trotsky, de l’affaire Burgess-Mac Lean.
Mais ces révélations pour intéressantes qu’elles soient ne sont pas le côté le plus effrayant de ce livre. Tour à tour, Vladimir et Eudokia nous font le portrait d’eux-mêmes.
Tous deux sont des enfants de paysans ; tous deux ont connu la faim ; engagés alors l’un et l’autre dans les pionniers puis dans les Ivomsomols, organisations de jeunesses communistes, ils trouvèrent tout naturel d’entrer au MDV [ministère des affaires intérieures], ce redoutable organisme qui pèse d’un poids si lourd sur les citoyens soviétiques : ce sont donc de vrais citoyens soviétiques pour lesquels la liberté n’est qu’un mot vide de sens et la civilisation chrétienne une inconnue.
C’est ainsi que, rapidement, ils devinrent des privilégiés du régime : des fonctionnaires bien nourris, bien logés, bien habillés. Un nouvel et brillant avenir s’ouvrait devant eux et le travail qu’il leur fallut accomplir ne parvint pas à troubler leur cœur de bons communistes qui ne se posent pas de question, Vladimir, employé au chiffre, passait chaque jour, au moment des grandes purges, des messages réclamant et mettant au point les exécutions – en série. Pas une seconde, cette sinistre besogne ne provoqua chez lui un haut-le-cœur. D’ailleurs, le sort réservé à ceux qui faiblissent l’aurait bien empêché de manifester la plus subtile indignation.
Cette fidélité au régime, Eudokia la partageait entièrement. C’est ainsi qu’en 1940, alors qu’ils venaient de se marier, ils obtinrent une des situations les plus enviées par tous les fonctionnaires soviétiques : un poste à l’étranger.
Ils partirent pour la Suède. Alors que la Russie était l’alliée des États-Unis, de l’Angleterre, ils travaillèrent déjà à créer un réseau d’espionnage dirigé surtout contre ces deux Nations. Ils recrutèrent des agents secrets, perfectionnèrent leur réseau jusque dans ses moindres ramifications.
À Camberra, leur second poste, ils prirent encore plus d’assurance. Malgré sa position diplomatique effacée, Vladimir Petrov, colonel du MVD, est chargé de contrôler les actions des citoyens de la colonie soviétique. Un rapport de lui peut équivaloir à un arrêt de mort. Eudokia, elle, a secrètement le poste de capitaine du MVD. Leurs deux salaires atteignent 18 550 dollars. C’est plus que le traitement du Premier ministre australien.
Pourtant, au faîte de leur puissance occulte, ils ont peur. À Moscou, Béria vient de tomber, assassiné. Tous les membres du MVD qui étaient sous son contrôle direct, deviennent alors suspects.
Au moment où il sent son rappel à Moscou imminent Vladimir Petrov se décide à abandonner le camp communiste. Il sait que, rentré en Russie, il risque fort de connaître le sort de ceux qui ont cessé de plaire : le camp de travail ou la mort.
Mais il ne cherche pas à déguiser ce changement de camp en une affaire idéologique. Jamais, s’ils n’avaient pas été poussés par la peur, les Petrov n’auraient abandonné leur vie de fonctionnaires bien payés.
Ce sont donc bien des représentants d’un nouveau type d’humanité : celui que le régime communiste a voulu créer.
Les Petrov croient toujours en la Russie parce qu’ils n’ont pas été séduits par notre culture ou notre civilisation : ils ne les comprennent pas. Pour eux, une révolution se prépare en URSS, car un grand mouvement pousse les Russes à rejeter cette contrainte effroyable que la Peur fait peser sur eux.
L’Empire de la Peur doit retenir l’attention de tous ceux qui seraient tentés de croire à la bonne foi des Soviets, à l’amélioration de leurs méthodes, aux sourires des nouveaux maîtres du Kremlin : ceux qui l’ont subie ne se dégageront jamais de l’empreinte de feu dont Moscou les a marqués. ♦