« Lyautey Maréchal de France »
La vie des grands hommes est une mine inépuisable d’enseignements. Aussi est-il normal de voir se poursuivre indéfiniment l’étude des différents aspects de leur génie. La vie d’action de Lyautey a déjà été la matière de recherches, de commentaires, de thèses, dont l’ensemble constitue une fort importante bibliothèque. Or, c’est un champ déjà largement prospecté sans doute, mais plein de surfaces encore inexplorées, et surtout très peu fouillé en profondeur. Aussi est-ce avec un vif intérêt qu’il faut accueillir l’ouvrage collectif publié par les Cahiers Charles de Foucauld, à l’occasion du centenaire de la naissance du Maréchal, et qui s’efforce à la fois d’apporter de nouveaux témoignages et d’éclairer certaines formes peu connues de son esprit et de son âme.
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Parmi tant de témoignages de qualité, et qu’il faudrait tous citer, il en est qui visent l’être intime dans son évolution. L’homme d’action, le Grand chef, couvert de sa tunique à sept étoiles ou de son burnous de spahis, abandonne le masque nécessaire et nous apparaît dans toute sa sensibilité, dans ses élans intimes, ses ressorts profonds, son humaine et vulnérable grandeur. Ce sont ces témoignages particuliers que nous voulons citer ici.
Une amitié de sept années, remplie de nombreuses conversations et de fréquents échanges épistolaires, permet au sous-lieutenant, puis abbé Patrick Heidsieck, d’évoquer la Crise religieuse et morale de 1875 à 1894.
La personnalité intime de Lyautey est présentée dans la double contradiction permanente qui règne en son âme : d’une part, attachement à la règle, à la tradition, s’opposant à son esprit de réaction contre ce qui est tenu pour admis, – d’autre part, tourment intérieur, insatisfaction et recherche spirituelle douloureuse, heurtée de front par le goût de l’action grisante, absorbante, exclusive. « Elle était ce que j’aime le plus au monde, une réfractaire » écrivait-il d’Isabelle Eberhardt. « J’ai l’âme extrêmement religieuse et l’esprit très incrédule. » Cette phrase de Lacordaire est soulignée de sa main dans son exemplaire des Lettres à des Jeunes Gens. Il semble vouloir conclure en écrivant : « J’ai trouvé ma devise : La joie de l’âme est dans l’action. » Mais dans une vie aussi profonde et mouvementée que la sienne, rien ne peut tenir en une formule.
Dès le départ, c’est le drame spirituel qui le torture. On lit, le 8 avril 1877, dans son Cahier brun « Ô cœur de l’homme de vingt ans, qui pénétrera tes secrets ? Que de mystères et de tempêtes ! Hier, la prière, l’amour plein d’effusion, la grâce de Dieu. Aujourd’hui, presque le blasphème, le découragement et l’indifférence ! »
Un peu plus tard, toujours torturé, il trouve un apaisement dans le culte de l’amitié ; et l’écho de ses conversations et de sa correspondance passionnées avec Antoine de Margerie, Joseph de la Bouillerie, Prosper Keller, est plein de combats intérieurs.
À Keller qui, comme lui, a plus ou moins perdu « la trace de Dieu » et lui écrit en février 1881 : « Tant que j’ai eu la satisfaction d’une carrière que j’aimais, je ne me suis pas aperçu de ce que j’avais perdu », il répond : « Nous nous étourdissons et ne faisons que cela… Nous sommes des pénitents et notre place est pour longtemps encore à la porte du Temple. Je me résigne à mon bonnet de galérien parce que je l’ai mérité. »
À cette nostalgie, dans laquelle pointe déjà une résignation, succède la frénésie de la liberté et de l’action, et il écrit à Antoine de Margerie en avril 1882 : « Il y a en moi une passion si intense de mouvement, une telle faculté de jouissance esthétique, qu’il leur suffit d’avoir un aliment pour triompher de tout le reste. »
Une de ses premières lettres, écrite après le retour d’Algérie, est une véritable confession, et un raccourci de toute sa vie intime. Adressée à Antoine de Margerie, elle est datée du 30 novembre 1882 : « Je suis entré dans la vie à 18 ans, plein de bonnes choses, une foi ardente, une volonté très ferme, une intelligence médiocre pour certaines études, mais assez ouverte aux idées générales et élevées, une ambition très grande et surtout une dose énorme d’activité, d’entrain et de force de propagande… Avoir adoré toutes les idées grandes et élevées, avoir pleuré à 18 ans sur Descartes et Platon, avoir entrouvert le ciel, avoir vibré à 20 ans de tout ce qu’il y avait de généreux, de chaud, d’enthousiaste, d’élevé, avoir rêvé de participer à la restauration sociale… et se réveiller capitaine de cavalerie légère… Dans ma vie si complètement ratée, il y a eu une embellie, un lumineux coup de soleil. Je viens de passer six mois d’une vie que j’ai follement aimée… L’Afrique, deux ans et surtout ces six derniers mois d’une vie où tout vibrait… Après ma vie manquée, en France, je pouvais me la refaire là… Pourquoi ne l’ai-je pas fait ? Parce que dans chaque lettre de ma famille je lisais : « Ne reste pas en Afrique », parce que mes parents préféraient me voir mener une vie médiocre près d’eux, que brillant et connu, lancé dans la vie et dans la gloire peut-être, loin d’eux. J’en meurs, je n’ai pas la force de briser tous ces liens pour meurtrir toutes ces sentimentalités timorées et je cède par lassitude… Je suis trop vieux pour refaire ma vie. Le mariage ?… mais vraiment est-ce possible ?… Qu’offrirais-je donc à une femme ?… La débauche, je la hais et je la méprise… Ma foi, elle aussi, je l’ai aimée, d’elle aussi, les morceaux sont épars, brisés devant moi… »
Le drame se poursuit : l’action ou la foi ? – la libération dans une vie nouvelle ou la sujétion au conformisme bourgeois ? Durant quatre années ce sera l’emprise du métier. Jusqu’en 1886 il vit dans une sorte de misanthropie mondaine et surtout dans une lourde solitude réelle. « …Je trouve un charme intime à ces demi-retraites périodiques qu’un accroc de santé m’impose. Ce sont des demi-temps d’arrêt qui ont leur prix dans cette vie agitée : et, ce soir, minuit, mon home, avec son feu qui tisonne depuis le matin…, mon home est un quelqu’un vivant et ami, et non plus le couchoir mort et froid que je retrouve généralement à pareille heure au retour de soirées, agitées et creuses… Mais de cette sensation confortable se dégage trop vite une grande tristesse, celle d’être seul, et le vide amer de ne pouvoir faire partager à un ami, ou mieux encore, à l’amie, cette subite et trop rapide impression de chaud à l’âme, qu’à deux on fixerait si bien… » Ou encore, du 19 janvier 1886 : « la vie quotidienne, réduite à deux éléments, un souvenir saignant, sans fond, cauchemar fixe et rongeur, – une agitation nerveuse et sans trêve qui n’a pas réussi à le chasser une minute seulement… » Avec aussi les regrets de la foi perdue : « Je suis, depuis hier, en spleen aigu. Ma crise périodique, les regrets lancinants de ma vie manquée, le sentiment de ma solitude, le néant de tout, avenir, carrière. Oh ! foi et vocation religieuse, que vous seriez les bienvenues ! »
Puis c’est un silence de huit années, huit années durant lesquelles il y a eu ses enthousiasmes généreux, son Rôle social de l’Officier, « une période de bonnes volontés, de loyale recherche d’union… Que de souvenirs il y aurait à évoquer, écrira-t-il plus tard, sur ces années de grand espoir, d’action généreuse, de belles initiatives, et aussi, comme la suite ne l’a que trop prouvé, de beaucoup d’illusions… »
Le 19 novembre 1894 il débarque au Tonkin, « rajeuni par l’action devant un horizon sans limites, il emporte de la crise de sa maturité, de ses expériences politiques, religieuses, sociales ou morales, une aversion profonde de tout dogmatisme et de tout ritualisme » (abbé Heidsieck).
« Qu’on me permette de transcrire ici certaines pages de mon Journal, relatives à plusieurs entretiens que j’eus, vers le soir de sa vie, avec le maréchal Lyautey. » C’est ainsi que débute « La prière de Lyautey » d’Henri Massis.
La scène se situe donc dans l’appartement de la rue Bonaparte en mars 1930. Massis raconte :
« Il me fit asseoir près de lui, et, les yeux dans les yeux, il commença d’une voix sourde : “Je vous ai dit, n’est-ce pas, et vous savez que je suis d’Église… Vous avez prié pour moi et je vous en remercie de tout mon cœur, mon petit Massis, mais voilà, moi, je ne puis plus prier… Ah ! il y a tant de difficultés que je ne pourrais vous les expliquer toutes… Il faudrait que je me confesse …Voilà plusieurs mois pourtant que tout m’appelle, que tout semble concourir à me rapprocher de Dieu…
Je vais vous dire… j’ai reçu, il y a huit jours, l’absolution… J’avais beaucoup causé avec le père Lejosne, de Nancy ; il sait tout de moi, il ne m’a pas bousculé et, après trente-six heures de réflexion, je suis allé le retrouver, lui confier mon désir et mes difficultés : ‘Mais votre confession, dit-il, vous me l’avez faite, Monsieur le Maréchal… alors, lui répondis-je, donnez-moi l’absolution.’ Et je l’ai reçue…
Quand on est resté quarante-six ans sans prier, sans s’approcher de Dieu (j’ai cessé de pratiquer à vingt-neuf ans) et quand on a mené la vie que fut la mienne, vous ne pouvez pas savoir, vous ne pouvez pas comprendre combien c’est dur de se vaincre soi-même, d’abolir ses habitudes…” »
Le Jeudi Saint 1930, Henri Massis recevait un billet contenant ces mots :
« Mon cher ami, j’ai reçu ce matin la Communion pascale des mains de mon petit curé de Thorey… »
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Le Maréchal Juin, traitant de « Lyautey, le Politique et le Militaire » après avoir fait une synthèse magistrale de son œuvre officielle, raconte sa mort :
« À bout de forces mais toujours lucide, il devait bientôt mourir, le front haut, dans sa résidence lorraine de Thorey, soutenu par sa foi chrétienne et balbutiant encore des paroles de grand soldat : “Commander… lutter… vaincre…” »
De cette mort, qui ne peut penser ce que Lyautey, lui-même, disait de Foch le jour de sa mort : « Il est déjà celui qui manque » ! (cité par le docteur Paul Février) ♦