La Passion de la flotte française
Complément naturel des ouvrages que le regretté M. Albert Kammerer avait déjà consacrés à l’armistice, à Mers-el-Kébir et au débarquement du 8 novembre 1942, La Passion de la flotte française les reprend en partie, mais elle contient aussi des pages entièrement neuves sur les actions secondaires, militaires ou politiques, entreprises contre cette flotte de 1940 à 1942 (Dakar, la Martinique, Diégo-Suarez, etc.), sur les négociations, les unes franco-allemandes, les autres franco-anglo-américaines, auxquelles le sort de nos navires et de nos bases fut plus ou moins directement mêlé pendant la môme période ; enfin, et surtout, sur le drame affreux du sabordage, qui suffirait à justifier le titre donné à cet ouvrage.
En bref, il n’est pour ainsi dire pas une des heures cruelles vécues jusqu’à leur disparition par les bâtiments demeurés sous l’obédience du gouvernement métropolitain qui ne soit évoquée ici, avec autant de précision que d’émotion. Ces heures, M. Kammerer ne se borna en effet pas à en ressusciter l’atmosphère grâce à une documentation étonnamment abondante et diverse (livres, témoignages verbaux des principaux acteurs, recueillis personnellement par lui et qui, passés au crible de la critique, deviennent des sources d’une rare valeur ; pièces d’archives dont les plus importantes sont reproduites dans une cinquantaine de pages d’annexés). Il a fait aussi, sans dissimuler jamais ses propres opinions, un effort remarquable pour peser le pour et le contre ; exposer avec l’impartialité de l’historien, sinon avec sérénité, les thèses que pour sa part il condamne ; expliquer les gestes et les attitudes auxquels il refuse de souscrire. À cet égard, le ton de son ouvrage paraît assez différent de celui qui régnait dans les précédents. Il n’est, pour s’en rendre compte, que de lire le jugement prononcé sur Mers-el-Kébir ; l’exposé des réserves auxquelles le fameux rapport de l’amiral Schultze en date du 4 décembre 1941 a donné lieu de la part de certaines personnalités, ou encore les quelques pages consacrées aux échanges de coups de téléphone entre l’Amirauté et Toulon le matin du sabordage. Il était difficile d’aller plus loin dans la recherche de l’objectivité.
Ces éloges – qui visent le principal et touchent au fond de l’ouvrage – nous mettent à notre aise pour déplorer qu’un livre aussi consciencieux, aussi informé, contienne tant d’erreurs qu’elles en diminueront, fort injustement, la valeur auprès de nombreux lecteurs. Que dire des 27 000 tonnes d’eau embarquées par le Dunkerque à Mers-el-Kébir, de l’orthographe fantaisiste d’une bonne dizaine de noms de bateaux, de la confusion entre les amiraux Dudley North et Dudley Pound, des 300 avions qui auraient bombardé Gibraltar le 25 septembre 1940 (il n’y en eut que 83 !), du combat d’un certain Frondeur coulé dans les eaux de la Crête le 6 juillet 1940 ? On citerait bien des taches de cette sorte.
Regrettons aussi – et ceci est plus grave – la légèreté de certaines interprétations, dont M. Kammerer aurait pu se dispenser sans rien ôter à la solidité de son ouvrage. Admettons avec lui que l’amiral Gensoul eût dû « céder à la force » et rallier la Martinique. Mais c’était la rupture de l’armistice, avec toutes les conséquences qu’elle comportait aux yeux de Vichy : pourquoi refaire l’histoire en insinuant que celui-ci aurait pu « se débrouiller » avec les Allemands, qu’ils n’auraient pas réagi avec la dernière brutalité ? M. Kammerer ne parle-t-il pas lui-même des « exigences colossales » qu’ils formulèrent dès le 15 juillet, bien qu’à Mers-el-Kébir on se fût fait massacrer ? Que penser aussi des incursions de M. Kammerer dans le domaine de la stratégie ? Croit-il vraiment que, si la Force de Haute Mer avait appareillé de Toulon en novembre 1942, elle aurait pensé un seul instant à rallier Bizerte, au lieu d’Alger ou Oran ? L’embouteillage de Bizerte n’avait, en ce qui la concernait, qu’une piètre importance. Aucun document ne nous autorise, non plus, à penser que l’appareillage de Toulon aurait pu être facilité, si on l’avait demandé, par une « puissante couverture aérienne » alliée : l’aviation terrestre était hors d’état d’intervenir, et les Anglo-Saxons avaient une Aéronavale tout juste suffisante pour les opérations d’Afrique. Plus d’une fois, ce livre s’écarte ainsi des chemins sûrs qu’aurait parcourus un exposé sans commentaires. Encore une fois, regrettons-le : marins et historiens auraient souhaité qu’un livre si richement documenté, si généralement soucieux de laisser les faits parler seuls, fût absolument sans défauts.