What Russia wants [Ce que veut la Russie]
Après la part décisive qu’elle a prise à la défaite de l’Allemagne hitlérienne, l’URSS ne manquera pas d’avoir voix au chapitre dans l’élaboration du traité de paix ; c’est elle qui le dictera de concert avec les États-Unis et la Grande-Bretagne, pour édifier un ordre nouveau sur les ruines de L’Ancien, qui est mort et enterré et que nul ne ressuscitera. Forte de ses pertes en hommes, qui dépassent de loin celles de ses alliées, elle entendra jeter dans la balance le poids décisif. Aussi importe-t-il de savoir ce qu’elle veut et ce qu’elle ne veut pas. M. Joachim Joesten, Allemand de Cologne, ancien collaborateur de la Weltbühne, naturalisé citoyen américain après avoir dû fuir son pays à travers le Danemark, la Suède, et la Russie, et qui lit ou parle une douzaine de langues, entreprend de nous l’exposer dans ces pages, qui datent de trois ans.
La dissolution de l’Internationale communiste en mai 1943, point culminant d’une évolution poursuivie sans relâche depuis la victoire de Staline sur Trotsky en novembre 1927, est à ses yeux la preuve que la Russie (ou plus exactement l’URSS) ne veut pas une Europe soviétique. Elle ne veut pas non plus une Europe réactionnaire, un faisceau de fédérations qui menaceraient de l’entourer d’un nouveau « cordon sanitaire ». Sans doute demandera-t-elle qu’on lui rende jusqu’à la dernière parcelle des territoires qui étaient siens avant l’invasion nazie : Staline les a énumérés à plus d’une reprise. Aimant la paix, elle n’ira pas de gaîté de cœur chercher querelle à la coalition anglo-américaine. Mais elle veut sa sécurité sans laquelle il n’y aura pas de paix durable ; victorieuse, il va de soi qu’elle cherchera à s’entourer d’États en sympathie avec elle.
L’Allemagne, ce n’est jamais sur elle que Staline a fait porter le blâme, mais sur les hitlériens ou fascistes allemands. Comment, sans son aveu, auraient pu se constituer ces Comités de prisonniers et de réfugiés qui semblaient appelés à jouer un rôle de premier plan dans le renversement du régime et l’organisation d’une libre Allemagne ? Détruire les forces militaires de l’Allemagne serait peu sage du point de vue de l’avenir, a-t-il proclamé. Il a joué de tout cela dans ses négociations avec les Alliés et a su leur faire partager son point de vue dans l’adoption d’une politique commune à l’égard du Reich.
Quant à la Pologne, il a eu avec elle une querelle de frontières qui l’a mis aux prises avec le Gouvernement polonais réfugié à Londres et qui a empoisonné l’atmosphère des Nations Unies ; querelle portant essentiellement sur le statut d’après-guerre de la Russie Blanche et de l’Ukraine occidentale. En échange de ces territoires réincorporés dans l’Union des Républiques soviétiques, la Pologne recevrait la Prusse orientale et s’étendrait jusqu’à l’Oder. L’Union patriotique qu’il patronne adopterait une nouvelle constitution démocratique et parlementaire, resserrerait les liens d’amitié avec sa grande voisine, et vivrait désormais en étroite coopération politique et économique avec elle.
Séparés de l’Empire des Tsars à l’issue de la Première Guerre mondiale, vite retombés sous des régimes de dictature, et n’ayant été reconnus par les États-Unis que tardivement, en termes tout provisoires, jusqu’au retour à l’état normal d’une Russie dans laquelle ils finiraient sans doute par rentrer, les États baltes ne posent pas une question de frontière, mais d’existence indépendante. Le rétablissement de l’état de choses existant en 1940, antérieurement à l’occupation totale, serait, selon M. Joesten, la solution la plus apte à satisfaire à la fois les aspirations nationales des Estoniens, des Lituaniens et des Lettons et le besoin de sécurité politique et militaire de l’URSS.
Plus dur pour la Finlande et pour son chef le maréchal Mannerheini, qu’il accuse d’avoir fait le jeu de l’Allemagne en provoquant systématiquement l’Ours moscovite, il ne croit pourtant pas que l’intention du vainqueur soit de l’absorber et il prévoit de manière assez exacte (son livre date des premiers mois de 1944) les conditions qui lui ont été en effet imposées.
Les Balkans, centre de perturbation traditionnel, sont dominés par l’influence du panslavisme. Le Kremlin ne souhaite sans doute pas les bolcheviser, du moins de manière immédiate, mais ne s’opposera certes pas à des mouvements révolutionnaires spontanés qui les entraîneraient dans les voies de la démocratie. Il a trouvé un terrain d’essai en Yougoslavie, où le Gouvernement du maréchal Tito se dresse contre celui du roi Pierre réfugié à Londres. S’il y a révolution bolchevique quelque part, ce sera en Roumanie, après tant d’années de misère, d’oppression et de mauvais gouvernement : les Russes n’auront pas même à allumer la mèche. Ils se contenteront de reprendre, pour reconstituer leur république moldave, la Bessarabie et la Bukovine qu’à la faveur de leur alliance avec Hitler les Roumains avaient une fois de plus occupées, en même temps que l’espace entre Dniester et Bug, y compris le grand port d’Odessa. La situation la plus singulière est celle des Bulgares, les meilleurs amis qu’aient les Russes dans le monde slave, et qui pourtant ont dû laisser occuper leur pays par l’Allemagne. Leur compatriote Dimitroff, qui leur a adressé de sévères avertissements, sera-t-il désigné comme le futur chef de leur gouvernement ? gouvernement de front populaire c’est le moins qu’on puisse prévoir.
Entre l’Allemagne et les Alliés, la Turquie a su garder un équilibre savant. M. Joesten ne pense pas que l’Union soviétique nourrisse contre elle de desseins agressifs, ni que la question des Détroits doive fatalement les mettre aux prises pas plus qu’il n’est fatal qu’en violation de la parole donnée elle porte atteinte à l’indépendance de l’Iran pour s’assurer le libre accès du golfe persique et de l’océan indien. Mourmansk, les ports d’Estonie et de Lettonie, la réouverture de la Baltique, lui ouvrent suffisamment les mers. Convaincu que, l’Allemagne abattue, la flotte japonaise décimée, les relations avec les États-Unis devenues assez amicales et assez franches, l’URSS entrera en lutte avec le Japon et qu’elle est appelée à être la plus grande puissance de l’Asie comme de l’Europe, M. Joesten se préoccupe enfin de ses rapports éventuels avec la Chine et conclut à la probabilité d’une action modératrice, ne cherchant à renverser par la violence aucun régime qui ne sera pas expressément anti-soviétique ou infecté de fascisme. L’Asie ne pose pas les mêmes questions de frontière que l’Europe ; mais elle pose des questions de « porte ouverte », de marchés, d’investissements, de concessions.
Pouvons-nous faire affaire avec Staline ? demande un dernier chapitre, qui s’applique à mettre en lumière la différence du bolchevisme et du nazisme, et tout ce que le premier comporte de démocratique. Il fait valoir l’honnêteté des Soviets en affaires et toutes les affaires que l’Amérique pourrait nouer avec eux. La Conférence de la Paix n’ira probablement pas sans difficultés : la seule alternative « serait un état permanent d’armement total, dans une atmosphère de rivalité et d’hostilité latente susceptible d’aboutir finalement à une nouvelle guerre mondiale encore plus désastreuse ».
On peut penser ce qu’on veut des opinions de M. Joesten et de ses sympathies politiques. Mais il est impossible de ne pas rendre justice à l’ampleur et à l’exactitude de son information et à la justesse habituelle des prévisions qu’il en déduit, prévisions qui, depuis que son livre a été écrit, se sont déjà vérifiées sur un si grand nombre de points.