Conclusion
Nous sommes à l’École militaire ; cette journée a été organisée par la revue Défense Nationale et la Fondation pour les études de défense nationale ; nous sommes habitués aux rapports de forces, aux affrontements, à tous les problèmes de défense et de sécurité, ce qui conduit tout naturellement à des analyses que je qualifie de pessimistes car nous attirons l’attention sur tout ce qui peut être conflictuel et dangereux ; nous brossons un tableau d’ensemble des risques et nous en tirons la conclusion qu’à la suite des novations extraordinaires que nous venons de vivre nous sommes toujours dans un monde aussi dangereux !
Certes, nous ne sommes plus en présence de deux blocs poussant leur avantage aussi loin qu’il était possible ; ce n’est pas la fin de l’histoire, mais nous assistons à des mutations considérables : nous aurons affaire à des conflits éclatés, parcellisés, à une géopolitique « sociologisée », c’est-à-dire qui ne se traduira plus par l’opposition entre le maître de la terre et celui de la mer, ou entre ennemis héréditaires, ou encore entre blocs, mais par des combats entre religions, minorités ; on en vient à la conclusion que rien n’a changé puisqu’il y a partout des conflits. Ils sont cependant à une échelle plus petite, et quand on parle de prolifération il s’agit tout de même d’un phénomène moindre que celui que nous avons connu.
Le cadre a changé, l’échelle a changé, nous sommes dans une autre optique et il ne faut pas l’oublier. Si, effectivement, la mutation en cours n’a pas supprimé les conflits, nous sommes sur la voie, sinon d’un nouvel ordre international ou d’une pax americana, du moins assiste-t-on au triomphe du libéralisme économique et au-delà de l’esprit de liberté : c’est un progrès fantastique de l’humanité ! Nous voyons en Afrique du Sud ce que nous voyons en Europe centrale. Il y a une extraordinaire conquête des droits de l’homme dans le monde ; l’accouchement sera certainement difficile, mais il faut voir qu’à part les données pessimistes qui ont été énoncées au cours de cette journée, se présente un autre volet avec une perspective de non-guerre, ce qui signifie qu’on ne résout plus tous les problèmes par la force, on est de plus en plus conduit à négocier. Nous ne sommes pas encore habitués à cette situation, et il convient de la prendre en considération à côté des cas extrêmes que nous avons examinés.
On a parlé des difficultés de la CEI, de l’attitude des États-Unis tentés par leur puissance avec cependant les facteurs de déclin qu’ils recèlent, notamment de par leur économie ; on a parlé de l’Allemagne en soulignant qu’elle n’est pas militariste sans oublier qu’elle est au centre de l’Europe avec sa puissance industrielle et démographique ; or tout cela entre dans un grand schéma mouvant auquel on devrait rechercher un équilibre. Certaines questions devraient être « remises à plat », et il serait indispensable de considérer avec objectivité la situation de l’Allemagne dont certains éléments peuvent être inquiétants sans qu’on puisse pour autant faire de procès d’intention. Avec les États-Unis, d’autre part, existe un malentendu qu’il convient de dissiper : Washington nous soupçonne d’être hostiles à l’Otan et de lui préférer l’Europe de la défense ; or la doctrine officielle de la France est que l’Otan doit subsister. C’est aux Américains d’abattre leur jeu : sont-ils pour leur maintien en Europe et pourquoi cherchent-ils à « torpiller » la Communauté européenne de défense ? Ces questions doivent être abordées en excluant tous les tabous bloquant la discussion.
Dernière observation : le problème nucléaire. Certains voudraient que la force nucléaire française disparaisse, car elle paraît gênante pour l’intégration européenne ; d’autres souhaitent la maintenir, mais notre doctrine doit être modifiée à plus d’un titre puisque les affaires ne se présentent plus dans les mêmes termes qu’autrefois. Tout cela doit être examiné dans le détail. Enfin, quelle sera l’architecture européenne ? Avec la France, l’Otan et la CSCE ? Il semble évident que les Américains ne souhaitent pas qu’une identité européenne de défense se développe et qu’ils feront tout pour que l’Otan demeure la structure fondamentale. Malgré tout, une défense commune pourrait se constituer dans la mesure où la pression de l’Otan diminuerait, mais il conviendrait avant tout qu’il y ait un projet commun, une politique commune. Il ne faut pas oublier que le projet politique précède la stratégie, et tant que celui-ci n’existera pas, il ne cessera d’y avoir des hiatus. Il est, à ce sujet, inquiétant de lire dans les accords de Maastricht que la défense européenne commune doit être compatible ou en conformité avec la défense organisée par l’Otan : qu’est-ce qu’une défense européenne qui doit se conformer à une défense qui ne l’est pas ? ♦