Military History–Gallieni, Always Current: Lessons from his Colonial Actions
Histoire militaire – Gallieni toujours actuel : les enseignements de son action coloniale
Les enseignements opérationnels
Dès les premières pages de son Rapport sur la Conquête de Madagascar (1), Gallieni appelle l’attention du ministre sur l’importance qu’il a apportée aux voies de communication dont il assure la sécurité par des lignes de postes implantés sur les points hauts les plus proches. Des simples tours de guet initiaux, il en est venu à faire aménager des postes plus conséquents, mais dont le volume dépasse rarement celui de la section, capables de se fournir des soutiens réciproques et d’agir de concert, en reliant entre elles les opérations entreprises à leur niveau. Dès lors, le poste n’est plus simplement conçu comme une base fixe, mais comme un point de rayonnement sur le pays environnant. Par ailleurs, il n’hésite pas à prescrire à ses commandants de cercle d’organiser les villages soumis en autodéfense, en mesure de repousser par eux-mêmes d’éventuelles nouvelles incursions des rebelles ou des brigands. Il devient dès lors possible de quadriller le pays en secteurs épousant les limites traditionnelles des provinces avec du personnel d’encadrement européen, mais également une hiérarchie indigène, d’où in fine une meilleure connaissance de leurs administrés. Dans le contexte malgache de l’époque, Gallieni se montre partisan des petits postes, solidement commandés et bien pourvus en munitions, et condamne sans appel le recours aux grands postes de niveau compagnie et au-dessus.
Cette idée de Gallieni concernant le bien-fondé des postes et sa mise en perspective avec les événements plus ou moins récents qu’a connus l’armée française, se montre riche d’enseignements, ce qui appelle à la nuancer selon le contexte. Ainsi, la solution des petits postes mis en place par Lyautey sur le haut Ouergha face au Maroc espagnol afin de couvrir Meknès, Fez et Taza contre la menace rifaine s’est trouvée inadaptée et onéreuse en effectifs en avril 1925, lorsqu’ils ont tous été, les uns après les autres, submergés par les tribus insurgées menées par Abd el Krim (2). De la même manière, face à un ennemi puissamment organisé et disposant d’un sanctuaire à proximité immédiate, comme cela a été le cas sur la RC4 entre 1948 et 1950, face au Vietminh soutenu par la Chine communiste, cette solution a conduit à une catastrophe (3). En revanche, exactement à la même époque, en Cochinchine, loin de la frontière chinoise, le général Boyer de La Tour a conduit avec succès la pacification de la région, en s’appuyant sur ce procédé (4). En 1951, en Malaisie, agissant également dans un milieu de jungle, le général Templer (5) s’est lui aussi appuyé avec succès sur un quadrillage du terrain par un système de petits postes visant à soutenir ses opérations marquées par une succession de grands bouclages. En revanche, l’idée de Gallieni du quadrillage du terrain, de l’armement des populations ralliées et de leur organisation en autodéfense s’est révélée relativement efficace en Afrique du Nord dès lors qu’elle a été associée à de grandes opérations visant la destruction des « bandes rebelles », selon la terminologie du temps, jusque dans leurs zones refuges et que le territoire algérien a été sanctuarisé par l’installation de barrages étanches aux frontières (6).
Enfin, il convient de souligner que Gallieni interdit formellement de recourir aux incendies de villages « qui ruinent inutilement le pays et qui ne peuvent qu’accroître le nombre de ceux qui vont rejoindre les rebelles. Il est évident, qu’ayant tout perdu, et donc n’ayant plus rien à perdre, l’individu le moins concerné devient alors un rebelle ». Ces procédés seront pourtant employés dans de larges proportions lors des premières années de pacification du Maroc jusqu’à la prise de commandement de Lyautey.
L’unicité du commandement entre les mains des militaires,
conséquence de l’imbrication civilo-militaire
Durant la phase de conquête, pour Gallieni, tous les pouvoirs doivent être concentrés entre des mains militaires, mais, une fois celle-ci achevée, se pose le problème de l’exercice des responsabilités administratives, donc du transfert de l’autorité militaire vers l’autorité civile. En ce domaine également, Gallieni agit avec beaucoup de pragmatisme et l’administration évolue constamment, mixant secteurs civils et militaires. Si, dans son esprit, le passage à l’administration civile doit indiscutablement suivre la pacification militaire, il estime en même temps que des officiers peuvent administrer aussi bien que des civils les cercles pacifiés. En ce domaine, il existe une totale identité de vue avec Lyautey.
Gallieni et ses subordonnés revendiquent cette unicité de direction entre les mains d’officiers, car une pacification réelle présuppose une étroite imbrication entre les affaires civiles et militaires. Si le recours à la force est indispensable lors de la phase de conquête (7), son emploi doit néanmoins viser à éviter toute destruction inutile.
À cet effet, les instructions de Gallieni prévoient que si des unités sont contraintes à détruire l’infrastructure existante, ce n’est que pour mieux rebâtir « dans la foulée », tout chef militaire ne devant jamais perdre de vue que son premier souci, une fois le silence des armes obtenu, est de reconstruire.
Agir dans la durée
Pour Gallieni, la notion de temps est une donnée fondamentale, des résultats durables ne pouvant être obtenus que dans la durée : si le succès d’une campagne de pacification est fonction de la volonté farouche de celui qui la mène, elle n’en demeure pas moins conditionnée par un engagement prolongé et la vision claire d’un plan d’ensemble à moyen, voire à long terme. Lui-même est demeuré neuf ans à la tête de la colonie malgache, même si son séjour a été interrompu par une année passée en métropole durant laquelle il n’a eu de cesse de faire le siège des décideurs des administrations centrales en faveur de son action sur le territoire dont il avait la charge.
Cette notion de durée est en permanence sous-jacente dans les différends qui opposent Gallieni à l’administration métropolitaine et au milieu d’affaires à la fin de son « proconsulat » : les premiers ne raisonnent qu’en « temps court » et les seconds désirent un retour sur investissement dans un délai aussi bref que possible, tandis que Gallieni n’envisage que le « temps long » pour aboutir, à terme, à la mise en place d’une colonie de peuplement à Madagascar, ce en quoi il a échoué.
La connaissance approfondie du milieu humain
Pour qu’une telle imbrication civilo-militaire puisse jouer à plein, il importe que le commandement qui centralise entre ses mains l’essentiel des pouvoirs et dispose des gouverneurs locaux ait une connaissance aussi précise que possible du milieu humain et du tissu local dans lequel chacun doit inscrire son action.
Cette connaissance approfondie du milieu humain sur lequel doivent porter tous les efforts de la pacification n’est pas uniquement sous-tendue par la seule beauté de la recherche scientifique. Elle a un objectif politique et militaire très concret, dont la pratique française entre les tribus marocaines de « diviser pour régner » constitue l’exemple le plus abouti. Elle est également liée à l’idée de progression par tache d’huile ; en effet, selon ce procédé, toute pénétration en zone insoumise en vue de la rallier donne lieu à de longs préalables : reconnaissances profondes associées à l’envoi d’émissaires dont le rôle consiste à tâter le pouls de la population de manière à déterminer quelles sont ses aspirations avant de prendre contact avec les chefs rebelles, en toute connaissance de cause des attentes de la population que l’on souhaite rallier. Pour être efficace, cette pratique suppose beaucoup de doigté et d’à-propos, une connaissance réelle de la langue ou des dialectes locaux, même de manière sommaire, car le recours à un interprète dans de tels palabres lui ôte toute crédibilité et peut faire, parfois, courir le risque de manipulation.
Cette approche progressive et indirecte de la population à rallier se traduit également par le soin apporté à l’existence de marchés bien approvisionnés et d’infrastructures sanitaires nouvelles dans les zones pacifiées, installations systématiquement ouvertes aux populations voisines en dissidence. Elles peuvent ainsi bénéficier des « bienfaits » de la pacification, en constater la réalité et s’en faire les propagandistes convaincus. Encore faut-il que le commandant de cercle et ses adjoints veillent à ce que la zone insoumise ne lui envoie pas des agents provocateurs chargés de diffuser des consignes de révolte, ce qui donne toute son importance à la fonction « renseignement » et donc, à nouveau, à une excellente connaissance du milieu ambiant.
L’expérience acquise par Lyautey comme commandant de territoire à Madagascar, notamment lors du ralliement de Rabezavana (8) et lors de la pacification complète de l’Ouest, lui est fort utile pendant son proconsulat marocain, puisqu’il doit alors, à l’échelle d’un royaume d’une superficie à peu près comparable à celle de la France et peuplé de 4 500 000 habitants, mettre en œuvre les mêmes procédés : ne jamais faire table rase du passé, conserver les structures existantes en renforçant leur assise et se garder de mettre en place un « modèle français » sous la forme d’une administration directe. ♦
(1) Madagascar de 1896 à 1905, Rapport du général Gallieni, Gouverneur général au ministre des Colonies : Tananarive, Imprimerie officielle, Vol. 1, 30 avril 1905, Vol. 2, Annexes.
(2) Le souvenir de Taffrant et de Beni Derkoul est encore présent dans beaucoup de mémoires.
(3) L’opération d’évacuation de Cao Bang entre le 2 et le 8 octobre 1950 se solde pour le corps expéditionnaire après les combats de la RC4 par la destruction complète de huit bataillons.
(4) Les « tours » de Boyer de La Tour ont fait l’objet à l’époque de jeux de mots célèbres dans tout le corps expéditionnaire.
(5) L’inventeur de l’expression aujourd’hui si fréquemment employée de « conquête des cœurs et des esprits ».
(6) Se reporter à ce sujet à l’ouvrage du capitaine Oudinot, Du béret rouge au képi bleu, Paris, L’esprit du livre, 2007, dans lequel, relatant son expérience de chef de SAS en Kabylie, il explique comment, grâce à un long et patient travail en amont, la population kabyle s’était en grande partie ralliée fin 1959, début 1960, après l’opération Jumelles qui avait porté des coups extrêmement durs à la Willaya III.
(7) Aujourd’hui, on parlerait d’intervention.
(8) Grand chef rebelle de l’Ouest, après sa soumission, obtenue par la capture de ses troupeaux et la mainmise sur ses rizières et non par une action militaire directe contre ses partisans armés, Lyautey ne l’exile pas à La Réunion, mais, avec l’accord de Gallieni, il lui confie la direction de l’administration de l’ancienne zone insoumise, sous son étroit contrôle bien entendu.