Présentation
Comme il le fait périodiquement, le « Comité d’études de Défense nationale » (CEDN), qui édite la revue, a tenu le 11 juin 1980 une journée d’études dont le thème, cette année, était « Crises limitées hors d’Europe et action militaire ». Ce colloque était également sous le patronage conjoint de la « Fondation pour les études de Défense nationale » (FEDN). les deux organismes concentrant ainsi leurs efforts sur des sujets d’actualité et témoignant de leur complémentarité qui découle de leur commune vocation.
Nous aurions préféré un titre plus accrocheur que celui qui a été retenu, comme : « la politique de la canonnière est-elle possible ? ». Ce dernier a été cependant jugé trop provocateur. Il aurait pourtant mieux éclairci notre propos, qui était, en définitive, d’analyser non seulement les possibilités mais aussi les limites d’emploi de la force militaire classique, lorsqu’il s’agit d’imposer à un adversaire une issue politique qui n’a pu prévaloir par d’autres moyens. Cette analyse devait d’ailleurs, dans notre esprit, n’envisager cet emploi que dans le seul cadre de crises limitées, situées à l’extérieur de l’Europe, donc dans des régions qui ne sont pas couvertes actuellement par la dissuasion nucléaire et qui, normalement, n’impliquent pas le risque d’une confrontation directe entre les deux super-grands.
De nos jours, on nie très souvent qu’il soit possible d’utiliser la force militaire pour contrôler des crises de cette espèce. Dans le monde occidental, on a peur du quand dira-t-on. dans le monde communiste, on nie effrontément que l’on envisage d’en faire usage. Pourtant, la force militaire a été fréquemment employée par l’Union soviétique pendant les dernières années, en Afrique et dans la région du Golfe, de manière indirecte ou, plus récemment, directe. La France l’a également utilisée mais de manière épisodique et de façon strictement ponctuelle, comme au Zaïre, au Tchad ou au Centrafrique.
Il a donc paru intéressant d’analyser en premier lieu le contexte politique et les caractéristiques militaires de ces deux types d’intervention, pour tenter d’en tirer quelques conclusions claires quant à leurs possibilités et leurs limites. Pour ce travail, il a été fait appel à des experts dont on trouvera ci-après les interventions. L’amiral Lacoste, qui a beaucoup réfléchi sur le maniement des crises, et collaboré à la revue par des articles remarqués (1), a ouvert le débat en situant le contexte politique des crises de notre époque. Il a souligné les opportunités nombreuses qu’elles offrent pour la stratégie indirecte, à laquelle l’Union soviétique a désormais accès depuis qu’elle s’est dotée d’une marine océanique et d’une aviation de transport à grand moyen d’action. Le colonel Paris, avec une particulière compétence, a ensuite passé en revue les actions conduites récemment en Afrique par les Soviétiques, et conclu que l’URSS n’intervient que si la place est vide et si son appréciation de situation lui fait apparaître qu’il n’y a pas de risque d’affrontement direct avec l’Occident. Le général Servranckx a ensuite fait profiter son auditoire de son expérience en analysant les caractéristiques des actions récentes de la France en Afrique. Il a fait apparaître qu’elles sont toujours des réactions, donc des gestes constituant une réponse à des crises provoquées par d’autres, pour soutenir des amis qui sollicitent notre aide, au moyen d’actions rapides, à la mesure de leur seul objectif immédiat et limitées dans le temps afin d’éviter tout enlisement.
L’actualité montre cependant qu’il peut être également tentant d’utiliser la force militaire pour répondre à des chantages politiques ou économiques. M. Paul-Marie de La Gorce nous a fait part de ses observations de grand journaliste et de ses réflexions de philosophe averti en ce qui concerne les velléités d’emploi des moyens militaires qui se sont manifestées récemment dans le Golfe à l’occasion des événements d’Iran. Il considère que toute « gesticulation militaire » n’ayant pas un but précis et limité est inopérante, que toute action militaire d’envergure est dangereuse car elle est susceptible de « déraper » vers les extrêmes.
Les risques d’escalade au niveau nucléaire ne pouvaient être mieux traités que par le général Gallois qui, faut-il le souligner, ne croit pas que l’on risque une confrontation armée avec les Soviétiques, reposant sur l’acceptation du principe d’une escalade contrôlée. Pour lui, l’Union Soviétique ne prendra pas le risque de passer de l’état de non-guerre, dont elle tire tant de profits, à l’état de guerre ouverte, à moins de jouer le tout pour le tout. Sa conclusion est pessimiste : « Il ne leur (les démocraties) appartient pas de concevoir la guerre. Elles ne peuvent que la subir. Et sous toutes les formes que l’agresseur jugera avantageux pour lui d’utiliser. »
Un débat animé et très dense a suivi ces interventions, entre les orateurs et les invités, au nombre d’une centaine, qui avaient répondu à nos convocations. On trouvera ci-après les idées directrices de ce débat qui ont été regroupées en un certain nombre de thèmes :
– asymétries fondamentales entre l’Est et l’Ouest,
– stratégie indirecte et modes d’action possibles,
– action extérieure soviétique par Cubains interposés,
– caractéristiques des actions extérieures françaises,
– problèmes de l’organisation du Commandement,
– influence de l’Islam en Afrique,
– le pétrole et le Golfe.
M. Charles Lucet, Ambassadeur de France, à notre demande, a tiré les conclusions de ce débat, avec la très grande expérience et la très grande sagesse qu’on lui connaît, ces conclusions étant reproduites in fine. Comme il n’aurait pas été convenable de revenir sur le sujet après lui, nous exprimerons ici quelques réflexions d’ordre général.
La première nous paraît être qu’à notre époque on ne doit employer la force militaire que si la sécurité des personnes et des biens est en cause, et non pour des raisons de prestige et d’influence. Ensuite, les objectifs de ces interventions doivent être très précis et bien délimités dans le temps et dans l’espace. Chaque éventualité d’intervention doit être examinée très concrètement suivant ses caractéristiques propres, et non en fonction d’analogies historiques, ou de principes stratégiques. Il apparaît également que la décision d’intervention doit tenir grand compte des répercussions psychologiques qu’elle ne manquera pas d’entraîner sur le plan intérieur et sur le plan international.
En bref, une action extérieure ne peut se faire qu’avec un dossier très solide. Notre position serait donc un peu plus « interventionniste » que celle que nous confiait avec humour Stanley Hoffmann : « La force est utile si l’on s’en sert intelligemment ; mais son utilisation la plus intelligente reste encore de ne pas s’en servir. » ♦
(1) Défense Nationale : « Les forces maritimes en temps de crise » (juillet 1978). « Problèmes contemporains de politique et de stratégie mondiale » (octobre 1978).